Autre fondateur de l’atelier Grapus, Gérard Paris-Clavel est habitant d’Ivry-sur-Seine, membre actif de Ne Pas Plier et graphiste. Présent dans les luttes sociales par ses images, il pose un regard enragé et poétique sur le métier de faiseur de sens graphique. Nous l’interrogeons sur son appréhension de la communication des mairies et ses multiples expériences.
Gérard Paris-Clavel nous reçoit dans son atelier, place Voltaire à Ivry-sur-Seine.
*

A. Z. — On vient te voir aujourd’hui au sujet de notre mémoire de fin d’étude ; on réalise une analyse de ce que les villes produisent en terme de communication. On déborde aussi pour observer comment ces produits naissent à l’intérieur même des institutions publiques car on pense qu’une bonne partie du problème se trouve à cet endroit là.
Pour te situer ce travail, il s’agit pour nous de dégager une base théorique qui nous permettra de passer à la pratique dès l’année prochaine.

G. P.-C. — Enfin, il faut surtout ne pas répéter ce qu’on va vous dire si vous voulez qu’on vous donne du travail parce que si il y a bien un problème avec les Villes c’est que la vérité ne les arrange pas. Les Villes font de la communication. « Communiquer » qui est un schéma assez scientifique du genre émetteur-média-récepteur, qui suppose aussi un partage, des retours, n’est vécu maintenant que dans le sens dans lequel l’a emmené la publicité, la vente des produits, c’est à dire c’est à sens unique. On donne des réponses à des gens qui n’ont pas posé de questions.
Ce terme de communication à été un peu dévoyé par le schéma publicitaire qui organise la communication à sens unique puisque son but est de vendre, pas de partager des idées. Même dans la mesure où la communication politique et ces choses là prennent maintenant le pas sur la communication de produit, l’enjeu n’est pas avant tout de convaincre dans le sens d’un dialogue mais c’est d’imposer des idées avec une espèce de fatalisme quasi religieux du « on peut pas faire autrement ». Pas de salut hors de l’achat. Pas de salut hors de l’idée imposée.
Quand tu parles de « la communication des villes », est-ce que c’est la communication qui est produite par la gestion municipale et politique des villes, par les mairies ou les services, services publics notamment ou est-ce que c’est la communication qu’un citoyen ou un citadin perçoit dans la ville quand il se balade ? C’est pas pareil.

A. Z. — Nous, on se pose dans un contexte politique : ce qui nous intéresse c’est de voir comment la communication peut servir à la démocratie. La publicité comme tu en parles est de suite un contre-sens par rapport à la parole démocratique qui entendrait qu’il y ait une égalité des paroles, une égalité dans un échange.

G. P.-C. — Tu ne peux pas faire abstraction, si tu parles de la ville, qu’elle existe indépendamment de la mairie, des différents élus. La ville est un espace qui est public pour une grande partie, quelquefois de moins en moins parce que beaucoup de choses se privatisent, notamment le droit d’occuper l’espace. Tu ne peux plus coller d’affiches, il n’y a plus d’espace, les espaces sont payants.
L’espace se privatise et puis l’espace public qui reste est quand même géré dans ces flux, dans ces circulations, dans tous les signes qui l’occupent ; c’est pas seulement les affiches mais c’est aussi
l’architecture, c’est aussi la signalétique urbaine, c’est aussi les voies de déplacements, les routes, les trottoirs, les éclairages, les sons, la lumière, etc. Et puis surtout il y a les corps qui s’y promènent ou qui ne s’y promènent pas selon les lieux. Ce sont autant de signes et d’éléments qui habitent cette ville.
Ce serait intéressant de faire une petite typologie de ce qu’il y a dans une ville et puis de ce qu’est la ville. Parce que tu as des villes centres, des villes périphériques, des villes rurales. Maintenant on est presque à 50 % de villes périphériques en France parce que, de plus en plus, il y a cette concentration à la périphérie des gens qui travaillent dans le centre pour qu’ils ne polluent pas le petit confort des domestiques des pouvoirs.
Après c’est au sein de cette accumulation de signes que la parole publique à travers ses délégués peut se faire entendre ou la parole directe à travers des alternatives si peu qu’elles soient possibles puisque tout est maintenant réglementé.
La parole des élus politiques, à travers les services dont ils ont la charge, se fait sur la base d’un projet pour lequel ils ont été élus… mais tout ça ne fonctionne pas comme ça. En amont il n’y a pas la base d’un projet de société, d’un projet de vivre ensemble pour lequel les électeurs auraient voté et que des élus du peuple contrôleraient et dirigeraient envers les services ayant les connaissances pour pouvoir l’exprimer. Alors que c’est ce qu’on pourrait souhaiter.
La dépolitisation a conduit à laisser une autonomie quasi-politique aux gens qui sont chargés d’exprimer les projets de société, ils en font aussi les contenus. Il y a une démission des élus sur le terrain de l’exigence politique des différents sujets, que ce soit la culture, la jeunesse, etc.
On est surtout dans une politique bien plus de gestion de la paix sociale, de gestion de l’entreprise-ville – à travers les contradictions que posent des sur-personnels communaux – que dans un projet.
Ainsi, s’il n’y a pas une dynamique politique, il n’y a pas le désir d’affronter les conflits nécessaires aux exigences d’un réel travail au service des autres ; une exigence suppose des conflits, des apprentissages…
Alors que là, on pourrait dire que la lutte de place a remplacé la lutte de classe. C’est à dire que les positions sont posées et chacun fait avec, en l’absence la plupart du temps de transversalité. Ce devrait être le rôle des services culturels de veiller à la transversalité des expressions des différents sujets en permettant, à travers le partage des expressions, des ponts au niveau des contenus.
Donc la communication des villes, si c’est ce que vous voulez entendre, est généralement organisée par un service communication. « Service communication » ça veut normalement dire « agent électoral du maire» – il ne faut pas se leurrer.
Ce service communication a pour charge d’informer la population à travers des outils qui sont la plupart du temps extrêmement conventionnels.
Il y a un journal municipal ressemblant à tous les autres journaux municipaux. Ce sont souvent les mêmes centrales d’imprimeries qui les font.
Ensuite il y a la production de quelques affiches parce que Decaux1 a offert des supports sur la base d’une arnaque totale et il faut bien habiter la face qui est donnée à la ville. On fait donc des affiches au format de Decaux et on ne se pose pas le problème de la pertinence de tel ou tel format dans tel ou tel endroit. Decaux a déterminé quels étaient les bons endroits. La face qui est la plus vue par les automobilistes ou les piétons c’est celle du message publicitaire avec marqué dessus « informations municipales au dos » pour bien créditer qu’on a la caution du service public. Le mot Decaux est marqué en haut pour bien comprendre qu’il est propriétaire du message, y compris sur la face publique. Et ensuite l’arnaque c’est que non seulement c’est vendu comme un « service » mais c’est la ville qui se paye le raccordement, etc.
Donc il y a là un gros problème qui est en train de créer un conflit. On a fait enlever, ici à Ivry, des panneaux publicitaires dans le cadre des conventions, d’un quota et il y a moins de panneaux en centre-ville2. C’est intéressant.

A. Z. — J’ai vu qu’à Paris 223 colonnes Morris ont été retirées3.

G. P.-C. — Oui, enfin, Decaux avec le truc du Vélib s’est fait un plan d’enfer4. Et puis il a racheté Avenir5 et dit royalement « J’enlève cinquante pour cent de mes panneaux » mais en fait il en garde toujours autant compte tenu qu’il a viré ceux des concurrents (rires), c’est une arnaque. Et puis en même temps que ses panneaux fixes, il y a désormais des panneaux mobiles avec 4-5 messages qui défilent. Donc en quantité de surface et en fric, il est gagnant6.
Tout ça pour dire que voilà ce que sont les outils de la communication.
Ensuite, la communication des villes fait par les services officiels c’est de la communication événementielle, c’est quelques bulletins, c’est chaque service qui produit son matériel.
Et puis normalement ce service communication devrait impulser la parole publique c’est à dire les contre-pouvoirs, l’alternative ! Ouh là ! Cela suppose des lieux, des outils, des photocopieuses… On n’en est pas là.
Après il y a la communication alternative produite pas les associations qui se développe mais tout en étant chapeautée par une immensité de messages publicitaires qui viennent occuper, qualifier le contexte dans lequel s’exerce la parole publique, c’est à dire au sein d’un océan de merdouilles publicitaires.
Alors, la merdouille publicitaire c’est de la merde appétissante ; c’est vraiment très propre, très bien fait. On a donc compris depuis longtemps que ce qui était privé c’était propre et que ce qui était public c’était dégueulasse. Par exemple à Aix-en-Provence il y a sur le Cours Mirabeau des colonnes Morris privées super balaises, sous verre, éclairée la nuit, tenues impeccablement, et puis tu vas au Jas-de-Bouffan qui est à la périphérie, tu as des colonnes, toujours vendues par le même, qui offrent un affichage libre aux associations mais sont entretenues par la ville. C’est un tas de merde. Tu vois donc que les associations généreuses elles parlent toujours de manière dégueulasse et que le privé est dominant de par l’appétence qu’il donne.
Si tu vas à la Sécurité sociale, c’est moche, c’est triste, tu t’emmerdes, t’as des vieux fauteuils, la façade est grise, il y a des grilles partout. Si tu vas chez McDonald, c’est sympa, c’est super, t’as des frites et c’est beau. Si tu vas dans une boite d’agence de pub ou d’assurance c’est impeccable. Les formes sont au service de la marchandise au niveau du désir qu’elles peuvent procurer.

A. Z. — C’est qu’il n’y a pas la culture de l’économie de moyens : plutôt que de réfléchir à ce qu’elle peut se débrouiller de faire, l’association qui n’a pas de moyen ne va rien essayer d’autre que de faire comme la pub, de l’imiter, grossièrement, passablement.

G. P.-C. — En l’absence du rôle majeur d’éducation populaire que doivent tenir les élus des villes à travers leurs services c’est normal. Ils n’ont aucune exigence puisque la culture du travail s’est écroulée, il n’y a plus que de la gestion du travail, il n’y a pas d’exigence dans la qualité.
Il y a des dé-qualifications énormes parce qu’il n’y a pas de formation. Comme cela on va te mettre un mec dans un service parce qu’il faut caser ce mec, on sait pas quoi en foutre donc il va devenir ceci ou il va faire cela. On n’est pas dans une position de qualification du travail avec des compagnonnages.
C’est alors évident qu’à côté de cet écroulement, les formes du commerce offrent les modèles les plus appétissants qui nourrissent la population, y compris les progressistes qui veulent faire des choses ; ils sont tous plus ou moins fascinés par les formes du commerce parce qu’elles ont des qualités, des belles photos, des couleurs, même celles qui ne sont pas crapoteuses, pas racoleuses.
C’est évident qu’il n’y a rien à copier dans la majorité des messages publics parce qu’eux-mêmes, dans les journaux municipaux, dans les affiches, sont à la remorque des formes du commerce.
Dans la constitution des savoirs organisés dans les villes, vu les salaires, vu l’absence de formation permanente, les acteurs – graphistes, etc. – sont évidemment des gens moins qualifiés que dans le privé. Parce qu’il y a aussi la réalité des salaires, des paies, des formations, des recrutements. On arrive à un état de déqualification du service public au niveau des compétences nécessaires à exercer telle ou telle pratique même s’il reste de la générosité. La question urgente à poser, est celle de la culture du travail.
C’est certain que dans beaucoup de villes dites de gauche, progressistes, il y a la volonté réelle, une vraie générosité sociale, mais il n’y a pas les compétences nécessaires pour l’exprimer. Or l’expression c’est le passage obligé des idées. Une idée qui est mal exprimée, elle est trahie, aussi généreuse soit elle, alors que pour beaucoup de maires – j’en ai rencontré dans des tas d’études –, du moment qu’ils le voient, la population le voit.
Le schéma c’est ça : je fais / je suis sincère / je suis honnête / je suis généreux / je l’ai fait / je l’ai dit / donc tout le monde a pigé. Expliquer que ce n’est pas parce qu’il l’a exprimé que c’est transmis, c’est très difficile. Parce qu’il ne comprends pas le cheminement nécessaires des idées avant leur arrivée chez les personnes compte-tenu des parasitages, des brouillages, des interférences, de tout un tas de signes négatifs.
Il y a donc, fondamentalement, un écroulement des compétences qui est d’abord lié, avant tout, à la personnalisation des projets de société au détriment de leur politisation. Et comme il n’y a pas de projet politique, pas de nécessité d’apprendre, pas d’école ou de formation, il ne reste seulement que de la production. On fait de la gestion d’entreprise car on n’a pas les moyens de l’invention qui elle est toujours à risque, qui est toujours plus coûteuse, qui demande toujours de travailler dans la durée. Là on travaille le nez dans le guidon, tu travailles toujours à court terme.
L’urgence de travailler dans la durée c’est nécessaire pour accompagner un projet.
Il n’y a pas d’accompagnement des projets dans le temps, on travaille de façon publicitaire avec des campagnes et des coups. Par exemple, quinze jours avant la Journée nationale des femmes, on va se réveiller et on va faire une affiche ; avant le Premier mai, on va vite faire un truc pour le muguet. On est réactif mais on n’est pas prévoyant. On n’est pas dans des projets. Le drame est d’abord là.
Alors après pour observer la communication réelle des villes il faut que vous récoltiez des journaux muraux, il faut que vous regardiez les affiches… Une chose qui est extrêmement injuste de la part des couches sociales qui ont accès à la connaissance, comme les graphistes – qui sont quand même, encore maintenant, pour la plupart issus des classes moyennes, notamment dans les grandes écoles –, il est évident qu’ils ne s’intéressent pas du tout à l’affiche municipale. Celle-ci est médiocre dans ses formes et surtout elle n’est pas dans les codes qui qualifient la virtuosité recherchée par une corporation élitiste, une corporation communautariste qui se branlotte entre-elle de biennales, de machins, de fausse virtuosité. C’est à dire qu’une virtuosité des formes cache une pauvreté de sens mais ils dédaignent d’aller voir la richesse des sens dans une forme pauvre, ils se l’interdisent. C’est vraiment un comportement de classe de la part du métier de graphiste dans son ensemble. C’est honteux. C’est une attitude absolument non généreuse, non scientifique et non politique. On ne va s’intéresser qu’à tous ces décorateurs du monde qui viennent illustrer le fantasme de la bourgeoisie en méprisant, en essayant de fracasser tout ce qu’il peut y avoir de recherches signifiantes et politiques.
Moi je crois qu’il faudrait quand même recommencer à regarder dans les villes la réelle médiocrité des formes car elle reflète quand même des contenus qui sont réellement généreux et réellement progressistes, il serait intéressant de qualifier ces images, de les analyser, de s’y intéresser.
Mais de même qu’on ne va pas s’intéresser à l’homme qui est dans des vêtements crados de pauvre parce qu’il n’a pas le minimum nécessaire pour qu’on lui cause, pour être considéré comme citoyen. On va le considérer au mieux avec charité mais jamais on va partager quoi que ce soit avec son intelligence. On ne va pas considérer un pauvre comme un intellectuel, ce serait vraiment un comble. Par contre un connard qui a un très beau costume on va quand même lui parler du pays, même s’il n’a rien à dire et qu’il est bête comme ses pieds.
On est dans des sentiments d’apparences parce que celles-ci sont nécessaires pour reproduire le gain de toute cette domesticité qui s’est installée de la part du graphiste, comme des journalistes, etc. Tu vois bien comme entre eux, de plus en plus, les castes s’organisent.
Alors tout cette séparation fausse le problème… En tout cas, fondamentalement, moi je vois d’un côté une virtuosité des formes, branlette réelle, mais avec une pauvreté des sens du côté de ce qu’on appelle la culture, c’est à dire le divertissement, et puis d’un autre côté je vois une médiocrité accentuée des qualifications des formes avec toujours la même qualité de sens du côté de la pauvreté, des couches sociales majoritaires, du peuple dans sa grande majorité – entre parenthèses. Parce que la majorité n’est pas du côté des spectateurs de biennales.
Deuxième question ?

N. F. — Tu as fait partie de la création de l’association Ne pas plier7. L’idée de ce collectif est de mettre à jour les rapports de domination dans la ville mais quelle place ton travail peut-il avoir là dedans ?

G. P.-C. — Dans le petit travail « violence symbolique »8 tu as deux-trois éléments qui expliquent la misère des signes. C’est important de regarder tout ça, de voir comment l’omniprésence des signes du commerce occulte la médiocrité des signes publics.

N. F. — C’est d’abord une misère de la commande publique ?

G. P.-C. — C’est quoi la commande publique ? Je crois que c’est d’abord une misère de la politique.
Qu’est-ce que c’est que la politique ? C’est le vivre en commun. C’est l’art de vivre ensemble. On a une politique qui essaye simplement de gérer, au mieux de combattre les excès du capitalisme, au mieux d’aider les dominés et qui à aucun moment ne va combattre les dominants – les causes. Il est évident que soulager la misère n’a jamais arrêté la misère, c’est simplement l’accompagner avec quelques petits effets de soulagements mais à terme tu as perdu si tu n’arrêtes pas les causes.
Alors les causes pour nous par exemple, quand on nous demande ce qu’est Ne pas plier, je dis toujours que c’est une association anticapitaliste ; en amont de notre volonté de travailler les formes (artistiques et scientifiques) au sein du conflit social, de travailler à la qualité d’exigence des formes pour améliorer les contenus progressistes et le partage avec les autres, on se définit comme une volonté anticapitaliste, une volonté de combattre fondamentalement jusqu’à l’anéantissement du système capitaliste.
En n’étant pas naïf, en ayant très bien connaissance de son triomphe, de la perte de l’autre système socialiste tel qu’il s’était organisé et de l’absence totale de projet des forces dites de gauche… En tout cas je suis sûr, contrairement à ce qu’affirme le parti socialiste, qu’on ne va pas pouvoir s’arranger à vivre mieux dans l’économie de marché. L’économie de marché c’est le poison en elle-même. C’est fondamental qu’on ne peut pas travailler aux réformes si on n’est pas habité de l’idée de révolution, de changement radical.
Maintenant après, dans les conditions objectives, tu fais comme tu peux, tu te démerdes. Dans un rapport de force fragile avec une perte des consciences populaires très forte. Plus le capitalisme gagne en force, plus il appauvrit aussi les consciences des plus pauvres et là où il gagne c’est qu’il distrait les gens du but.
Les gens dans la merde ils pensent d’abord à leur gueule, à survivre et encore les seuls qui luttent vraiment contre le capitalisme c’est ceux que moi j’appelle les avants-garde de situation, comme les chômeurs, les précaires de l’Apeis9.
Ces gens sont dans la nécessité des luttes. Mais ceux qui ne sont pas dans la nécessité la plus torride essayent d’aménager la vie d’une manière un peu plus agréable vue la difficulté à la gagner. Ils vont plutôt profiter des avantages qui sont des faux avantages et qui apparaissent comme des cadeaux : des RTT, des congés, des machins, des trucs. Cela fracasse les fraternités.
Une chose qui est importante et que je voulais signaler, c’est le philosophe Luc Carton10 qui le dit : les conflits sont sortis de l’usine – les conflits des savoirs-faire – pour aller vers la ville. C’est très important.
L’usine reste toujours un lieu de conflit mais avec la perte des grandes concentrations, des grandes organisations, 63% des ouvriers sont embauchés via les agences d’intérim… c’est la ville qui devient très importante dans les luttes pour le changement social. Il faut gagner les consciences de la population, ce sont là des intellectuels à émouvoir. Au lieu d’interroger les gens comme le font les sondages – les interroger sur un sujet dont ils n’ont rien à foutre –, il faut les écouter pour ce qu’ils sont et on aura des renseignements de grandes qualités. Ainsi à travers chaque personne il y a le monde tout entier qui va se révéler. Et ça c’est le meilleur combat à faire contre l’individualisme que développe ce système marchand capitaliste. C’est de travailler les singularités ; singulier et individuel c’est pas pareil. Intime, collectif… sont des mots qu’il faut travailler. Alors la ville devrait être l’endroit où les singularités se rencontrent au sein d’un collectif qui s’organise pour les échanger. Et puis on laisse faire la nature. Tout doit contribuer, comme le dit Marie-José Mondzain11, tout le travail artistique doit contribuer à générer des paroles.
On commémore Mai 68 sur sa base folklorique mais ce fût d’abord et avant tout le partage de la parole des gens qui ne se causaient pas avant. Dans toutes les rues les gens causaient. Il y avait des centaines d’affiches qui étaient collées, c’était une immense diffusion d’images dont 95 % étaient merdeuses – au sens justement de la qualité et du contenu. Mais elles participaient d’un mouvement qui favorisait les paroles heureuses, qui favorisait l’échange d’un sourire, qui favorisait des amours. C’était formidable. Cela venait nourrir un désir à la vie et chacun l’exprimait à sa manière.
C’est ce qu’on essaye de faire à Ne pas plier. Quand je fais « Utopiste debout » ce n’est pas pour faire une grande philosophie sur l’utopie, c’est pour donner le désir de la question.
Pourquoi « Rêve générale » a eu un grand succès dans les manifs ? Le badge officiel du Parti communiste contre le CPE, ce que les gens mettaient sur leurs corps, c’était les pieds d’un mec dépassant d’une poubelle disant « Non, pas ça » ; c’est comme si tu te mets une tête de mort en marquant dessus « Vive la vie ». C’est complètement con. Nous on a offert quelque chose qui permettait à la personne de s’amuser entre l’idée du rêve et de la grève, d’un jeu de mot. Et ça suffit. En même temps c’était quand même sur le sujet qui était posé d’une éventuelle grève générale, en tout cas du rêve nécessaire à cette construction.
C’est ça que ne comprennent pas les gens qui sont tout le temps dans la dénonciation. Finalement, à force de résister à tout, tu n’es plus partisan de rien. Il faudrait réaffirmer ce pour quoi on est partisan de manière à redonner un imaginaire à la politique. On souffre du fait qu’il n’y a plus d’imaginaire politique autre que l’imaginaire de droite, de la consommation, du bonheur du fric, du bonheur du pouvoir. Il n’y a aucun imaginaire dit de gauche ou progressiste, en tout cas sûrement pas communiste. Il n’y en a pas. Leur imaginaire n’est que l’ennui. Alors comment veux-tu faire pour que quelqu’un fasse un effort sans désir ?
Si tu es le plus grand artisan en travaillant par exemple dans la lutte contre le malheur mais que tu montres sans cesse le malheur pour le dénoncer, tu finis par incarner le malheur. Tu fais chier tout le monde, tu ne donnes aucun désir aux gens de s’engager et on a plutôt envie de t’éviter. Alors qu’à côté, il y a ceux qui proposent un bonheur conforme, dont tu n’as pas les moyens, mais qui t’excite vachement : c’est tous les biens de consommation et les gros nibards dans les soutifs qui t’intéressent. C’est quand même plus appétissant.
Contre les forces négatives de la séduction capitaliste, j’ai longtemps développé le concept de résistance-existence, mais maintenant je lui oppose le terme de partisan. Il faut réaffirmer de quoi on est partisan. Et quand tu parles de la communication des Villes, j’aimerais bien voir les Villes oser, affirmer.
Mon fils Daniel travaille en ce moment sur des journaux municipaux dans une ville et il m’a encore raconté ce matin des histoires sur comment tu te fais sucrer un article parce qu’il ne faut pas trop développer le malheur, même si il est réel, tu ne peux pas. Mais quand même, tu ne peux pas non plus être excessif dans le bonheur. On est le cul entre deux chaises :
il ne faut pas trop exagérer et en même temps il ne faut pas trop déconner non plus. Ce truc plat finit par faire chier tout le monde.

[…]
G. P.-C. — Pour étayer votre travail vous devriez faire une espèce de typologie de la ville. Essayez de voir la ville en terme d’outils, de signes, de fonctionnalités. Faites une petite étude de la ville sur un parcours, entre la signalétique, l’architecture, la voirie, la pauvreté, tous les signes qu’on rencontre, les frontières, les plaques de rue, les poubelles… il y a énormément de signes en ville qui qualifient les espaces et qui donnent un contexte à la vie qui s’y exprime. Ce qui est dommage c’est quand tu vois comment on nous empêche de déambuler12, on nous oblige de plus en plus à « circuler ».
Tout est indiqué pour circuler et on ne peut plus déambuler. Pourquoi ? Parce que la rotation de la marchandise donne le rythme. Le temps capitaliste de la marchandise est l’immédiateté, le temps de l’information est l’immédiateté. Pas d’histoire, pas de devenir, c’est immédiat, tu consommes. L’important c’est qu’ainsi il n’y a pas de conséquences aux actes, puisque c’est immédiat, ça n’a pas de substance, c’est désincarné.
Mais dans la réalité nous sommes des corps, on n’est pas de l’éther. Alors, il y a là un petit malaise. Tu ne peux rien appuyer comme truc parce que tout est immédiat, un truc chasse l’autre. Ce qui est très difficile à faire comprendre à des élus dans les villes c’est la notion d’accompagnement. Moi je l’ai compris en militant avec l’Apeis qui est un comité de chômeurs qui aide les gens dans les démarches et qui les accompagne dans les démarches ; ils ne gueulent pas, ils accompagnent. Là tu as un résultat. Parce qu’il faut comprendre la personne, il faut comprendre son problème, il faut comprendre l’administration et là au bout d’un certain temps tu dénoues les fils et tu arrives à une vérité qui, dans l’enjeu d’une lutte, se révèle un peu plus. T’as une part de réel qui devient visible, sans ça tu pars tout le temps sur le réel médiatique ou le réel exprimé. Tu n’es jamais sur cette vérité.
Dans les mairies ils ne travaillent pas dans la durée, ils travaillent toujours dans le goût du spectacle, tu as des grandes fêtes, des grands machins, pour lesquels on va faire venir, si on a du fric, le chanteur soi-disant le plus apprécié des gens, le plus médiatique.
Il y a une méconnaissance… Alors on revient à la communication : c’est quand même l’étude des relations et des partages des informations. Cela suppose des instruments comme les images, qui relèvent de la sémiologie, des sujets de la philosophie, de la sociologie. Il y a beaucoup de sciences humaines, de sciences exactes, de savoirs techniques à étudier. Mais c’est absolument absent des services de communication qui sont dans la démerde : il y a un mec qui a démarré sur le tas avec un petit coup de crayon et qui devient le graphiste ; il y a l’autre qui est journaliste, c’est son cousin qui l’a fait embaucher, il a fait six mois ou un an d’étude et puis au bout de dix ans il devient chef du service – ce qui lui donne toujours raison.
Mais il n’y a pas non plus les moyen de payer quelqu’un qui va avoir des exigences en fonction de ses formations, ou disons plutôt qu’on ne se donne pas les moyens parce qu’on ne croit pas que c’est là qu’il faut mettre le fric. On va le mettre dans le foncier, ou on va le mettre pour soulager la misère, ou dans autre chose…

A. Z. — Et puis s’ils ont du fric c’est Cap’Com13 que la mairie va appeler.

G. P.-C. — S’ils ont du fric c’est évident que c’est des « communicants »14 qui vont venir faire une étude de la télé-trottoir de merde, pour sonder trente personnes et montrer au maire ce que « pensent » les gens de son programme, pour dire que c’est ça la vraie démocratie…
C’est du baratin, c’est pas de l’échange, c’est de la communication. Moi je dis que communiquer c’est niquer la communauté.
Ce qu’il faut c’est informer, et informer ce n’est pas donner, ce n’est pas prendre le pouvoir sur l’autre qui n’a pas de moyen de réciprocité. Donner c’est prendre le pouvoir tandis que partager veut dire écouter l’autre, échanger des informations et trouver les formes de l’échange.
De même que Pierre Bourdieu s’interroge sur les formes à donner aux luttes politiques aujourd’hui, on doit se demander quelles formes donner à la communication des villes aujourd’hui ? Ce sont les formes de l’échange et non pas les formes du discours d’en haut pour en bas.
Une ancienne élue à la culture me disait « Tu n’y comprends rien, nous ce qu’on veut c’est que les pauvres aient accès à la culture des riches ». C’est encore ce système où les pauvres auraient besoin de la culture des riches pour s’émanciper, comme si il n’y avait pas une culture humaine avec autant de savoirs qu’il n’y a d’individus, de personnes.
Alors ce qui est dommage c’est que les forces militantes se sont un peu coupées des forces des connaissances. Nous qui sommes des chercheurs, des militants curieux, on ne peut que constater le degré d’ignorance montant de la part des interlocuteurs. C’est une tragédie dans les villes.
On repolitiserait le travail en lui redonnant du sens. Le problème de la politique et du travail c’est le problème du sens. Or on est dans une société qui gère de l’emploi mais qui ne partage pas le sens du travail, qui ne considère pas le travail comme une activité personnelle avec tous ses exigences. C’est encore ce qui reste à certains artistes mais les mecs dans les boites ça les fait tellement chier… le travail c’est avant la vie. La vie c’est après dans les creux. Or c’est dans du vide qu’ils vont vivre en fin de compte si leur travail est creux. Alors, Yves Clot, sociologue du travail, nous dit : « Quand l’activité professionnelle manque d’inspiration… le temps libre devient du temps mort ».
Dans les Villes on ne peut discuter avec personne de toutes ces notions. Moi je connais très peu d’interlocuteurs avec lesquels je peux discuter calmement, tranquillement, avec la volonté de changement.
Le problème est qu’il n’y a même pas de conflit. C’est ça qui est grave. On est dans la technique de l’évitement des problèmes. Les élus sont tellement désemparés devant l’absence de solutions… C’est un peu comme quelqu’un qui n’irait pas faire d’examen pour éviter d’avoir une maladie, qui ne se soignerait pas pensant que s’il commençait à le faire, la maladie s’aggraverait ; ils sont dans cet état là. Ils sont hypocondriaques socialement. (rires)
Alors à part ça ce qui est dommage c’est qu’il y a quand même dans les villes des compétences, des gens qui ont du désir, des gens bien dans certains services même si malheureusement ce ne sont pas tout le temps ceux qui ont le pouvoir.
Mais quand même, quand tu te rends compte de ce qu’est l’outil d’une ville, avec un service culturel, un service jeunesse, un service voirie, un service espaces verts, un service d’urbanisme, des services sociaux. Putain, c’est génial !

A. Z. — Ce sont autant de services qui sont sensés améliorer la vie.

G. P.-C. — Oui, parce que tu te rends que si tout le monde là-dedans se mettait à jubiler, à vouloir transformer le monde… Mais rien que quand je parle comme ça, les mecs ils disent « Pfuuutt, excuse-moi parce que là j’ai un rencard dans cinq minutes ». Tu vois ? (rires)
Déjà que participer à la transformation sociale, c’est très grossier, « Changer le monde » c’est franchement vulgaire. Je dirais « J’encule le pape » ça passerait mieux ! Après ça je ne sais pas quoi vous dire, changez de métier ou ouvrez un restaurant. (rires)
Non, c’est un métier passionnant, on peut faire des tas de choses, tout simplement c’est peut-être plus difficile… Et en même temps je trouve qu’on a jamais eu autant de moyens de connaissance. Les choses sont quand même assez claires si on s’informe, si on fait un peu l’effort de lire, de discuter, d’expérimenter pour soi-même les choses. Il y a encore un mouvement associatif en France, on est encore dans un pays relativement libre. Avec de plus en plus de pressions, d’agressions aux moyens de cette liberté, avec l’économique, avec la culture de divertissement des médias… mais malgré tout on peut encore se tenir debout en France. On ne marche pas courbé quand même.

A. Z. — Nous, en remettant en question les pratiques de la communication au sein d’une mairie, on se retrouve à se demander si la mairie est la force productrice légitime des signes dans une ville ?

G. P.-C. — Si on croit la démocratie parlementaire, oui. La démocratie parlementaire elle s’est donnée des outils avec un découpage des responsabilités et les actions qui en découlent. Une mairie se donne elle-même les moyens d’écouter les citoyens et, dans le cadre d’une politique pour laquelle elle a été élue, de travailler à sa mise en œuvre, à sa mise en expression et à sa perpétuelle adaptation - s’ils sont un peu malins. Dans la réalité on est loin de ça. Tout cela est très conflictuel.

A. Z. — Ne pas plier est une association, mais est-ce qu’on pourrait l’imaginer dans un service culturel de mairie ?

G. P.-C. — Oui absolument. Mais je pense qu’on devrait plutôt être nationaux que locaux. Ne pas plier est sur un niveau national, pas par prétention mais parce qu’on a besoin de travailler sur des sujets différents, sur plusieurs villes, sur l’international. On ne peut pas se mettre sur un champ qui nous enfermerait dans une communauté. Il faut qu’on soit un collectif le plus large possible et qui reste ouvert. Ne pas plier pourrait tout à fait être une espèce de centre de ressources national avec un but de formation sur l’expression de la politique dans différents secteurs, bien sûr. Mais cela n’est pas possible parce qu’on a une position qui est trop contre les pouvoirs. Les pouvoirs ne nourrissent pas les contre-pouvoirs mais ils ont tort, c’est là leurs sources. Ils s’emparent de leurs idées mais ne les nourrissent pas parce que ce sont leurs éléments critiques.
Et puis Ne pas plier c’est modeste… il y a quelques autocollants heureux, des publications, des méthodes… mais on a peu de moyens. Ce n’est pas une agence qui aurait réussit, c’est une association qui arrive à faire des choses parce qu’aussi on a un lieu fixe avec un permanent et des tas d’aides pour tout. Le local a quand même été mis à disposition par la mairie : il faut être reconnaissant. Il faut travailler le principe de réalité. C’est quand même encore ces communistes dit sectaires, ringards, qui permettent à des gens comme nous, peut-être plus radicaux, d’avoir un lieu dont la qualité est importante dans notre démarche. Il permet d’accueillir les gens. Le principe de Ne pas plier c’est la coproduction des images, tous les autocollants sont en partie payés et diffusés par des villes, par des associations, par une multitudes d’organisations, les projets existent eux grâce au système classique des subventions. On voit bien que c’est très peu, qu’on doit beaucoup ramer. Pour trouver deux-trois milles euros c’est une galère.

N. F. — Vois-tu vraiment une évolution dans ce qui t’es possible de faire ?

G. P.-C. — Ce n’est pas une évolution dans le sens de la montée. Il y a quelques années il existait, entre les maisons de la culture, les différents services, etc. des lieux d’où pouvaient arriver les formes qui questionnaient. Les théâtres pouvaient produire, à côté, certains trucs, du matériel… Maintenant avec le renforcement du contrôle de la gestion des tutelles du Ministère et autres, tu ne peux plus sortir des ronds comme tu veux. Il y a aussi cet aspect là. Regarde comment la Mairie d’Ivry s’est fait cartonner pour avoir filé du fric au Comité Palestine et à la Jeunesse communiste !
Terminé. Je ne crois pas que c’était un crime, surtout vu la modestie des sommes. Alors si tu dis « Voilà, je fais un autocollant politique. Vous voulez m’aider ? » Pfuut, l’autre il te répond « Olala ! Moi j’ai un contrôleur des comptes qui va me dire : Pourquoi avez-vous filé des ronds à telle asso’ pour faire une connerie contre le CPE ? Ce n’est pas votre mission Monsieur : vous n’avez pas été élu pour critiquer mais pour des actions directes… »
Le problème est que la législation s’est renforcée aussi dans le sens d’un frein aux communes. Et puis attend, on gueule sur les communes mais que font les conseils généraux ? que font les préfectures ? où est le Ministère ?
Nous on travaille sur les formes, mais qu’est-ce que c’est que le Centre national des arts plastiques ? Il n’y a même plus de lieu pour recevoir les gens, il n’y a absolument plus rien !
C’est quoi les aides aux artistes ? Il y a une petite partie qui se goinfre de la totalité du pognon.
C’est quoi cette histoire de Ministère de la culture ? Il n’y a rien.
Il n’y a pas de solution de commune dans la commune, de jeune chez les jeunes… Il y a des solutions globales qui vont s’inscrire dans des mouvements particuliers. Mais il n’y a pas des solutions globales dans chaque cas particulier. Et puis en même temps, il y a le travail dans les quartiers, faut voir qu’il y a encore des associations de quartier, mais c’est difficile. On est en France dans un pays où, dans tous les coins, tu as des petites associations, des interstices, il y a un potentiel. Ce potentiel il est agressé mais il résiste encore. Il n’est pas mort, c’est sûr. Il y a une énergie. Cette énergie est moins visible parce que tous les médias de visibilité la méprisent et ne la montrent pas. Effectivement, en l’occultant par les grandes conneries, on élimine ces gens… Mais ça existe. Il y a un potentiel, il ne faut pas grand chose pour retourner ces outils au service d’une population plus large.
Dans la réalité, il y a encore de quoi espérer surtout si on est jeune, en bonne santé, de bonne humeur et qu’on déconne bien. Mais il faut faire ses expériences15.
Pendant le forum social ivryen, quand on a monté le local sur les alternatives, on a demandé à ce qu’il y ait une photocopieuse, internet, etc. Les gens venaient, et viennent encore, imprimer leurs trucs et se démerdent eux-mêmes mais la ville a mis à disposition une photocopieuse libre d’accès – ce qui est compliqué.
Un service municipal ne veut pas qu’une démocratie alternative ait des outils. C’est pourtant le seul moyen pour que, tout d’un coup, les choses s’envolent et que les gens osent parler sur la voie publique, c’est d’arrêter d’être filtré sans arrêt par les forces politiques. Si la condition d’ouvrir ta gueule sur la place publique, c’est qu’on te filtre la parole, tu te tais. Nous, notre boulot c’est de donner le désir de la parole à des gens, par nos images, par nos actions, non pas pour qu’il y ait un retour comme en communication pour dire « C’est beau », « C’est moche », mais pour qu’il y ait un partage, « Qui tu es », « Qui je suis ». Qu’est-ce qu’on a ensemble ou qu’est-ce qu’on n’a pas ?
Est-ce que l’on doit partir des quartiers ? Le problème n’est pas que la ville s’intéresse aux quartiers, ce qui est fondamental – c’est à souligner dans votre rapport – c’est que les quartiers fassent de la ville. Il faut que les quartiers produisent de la ville, c’est à dire que l’intime amène au collectif. Ce n’est pas le collectif qui va s’imposer à l’intime – on a déjà connu ça. Pour que la ville fasse du quartier, il faut qu’il y ait une aide des forces organisées, des élus, etc. pour donner les moyens à la singularité de s’exprimer. Parce que plus on élargit la population moins il y a de moyens.
Or les artistes qu’est-ce qu’ils attendent de celui qui regarde l’œuvre ? C’est plutôt un retour narcissique, « Il aime » ou « Il n’aime pas ». Mais ce n’est pas « En quoi mon travail va éveiller ce que tu es ? En quoi pourra-t-il permettre d’échanger ce qu’on est ? »
La plupart du temps les gens ont comme but simplement d’augmenter la valeur de leur travail individuel par rapport à la critique de l’autre, au regard de l’autre. Alors beaucoup de gens se servent de leurs capacités esthétiques pour camoufler un renoncement politique. Après tu fais le choix de vie que tu veux, t’es pas obligé d’être politique, tu peux aussi…

A. Z. — On a interrogé Jean-Pierre Grunfeld sur son positionnement dans les projets. Comment se placer pour pouvoir remettre en question certaines choses ? Cela passe par ne pas se positionner en fin de chaîne, après le service communication.

G. P.-C. — Il faut travailler en amont avec le pouvoir politique principal car si tu commences à avoir une commande du service communication c’est mal barré, ce n’est pas possible parce que la plupart – peut-être pas l’écrire en trop gros – sont un peu modestes au niveau des connaissances. Ils sont dans des schémas : ce sont des agents électoraux du maire, ce ne sont pas des experts en communication. Si possible il faut que toi, tu deviennes le service communication pour lequel tu travailles et que tu aies accès à des services. Tous les projets que j’ai fait avec Jean-Pierre ont justement foiré parce qu’au bout d’un moment…
Je me rappelle qu’on a reçu à Ne pas plier des élus et des cadres de la ville et c’était vachement bien : c’était sympa, les gens accrochaient. Et au moment de se barrer, il y en a un qui est revenu et qui m’a dit « Ohlala, ça fait peur la compétence ! » Et ça m’a marqué. (rires)
Je n’avais pas compris sur le coup mais plus je vieillis et plus cela me revient. Le mec qui dit « Ohlala, ça fait peur la compétence ! » montre bien que le vrai problème est là. C’est que tu interpelles la personne par l’exigence que tu as de la qualité des projets. La personne se vit coupable de son abandon, parce que c’est souvent ce qu’elle a fait. Tu fais chier tout le monde, t’es trop pur et dur pour eux. Ou alors, pour eux il y a forcément une arnaque quelque part : ça n’existe plus quelqu’un de sincère.

A. Z. — Ou alors peut-être que ton exigence leur semble trop coûteuse ?

G. P.-C. — Ah non. « Trop cher » n’est jamais un argument. D’abord tu n’es jamais « trop cher ». C’est juste un argument pour ne pas bosser avec toi, c’est bidon, quand tu vois les sommes dépensées, quand tu vois la richesse des villes… « Trop cher » est un faux argument, c’est celui du directeur de communication et crois moi que si le maire risque de ne pas être réélu, c’est jamais trop cher ! (rires)

A. Z. — Que penses-tu de ces nombreux graphistes qui se divisent, qui gagnent leur croûte comme ils peuvent, dans la commande, et qui à côté consacrent une part personnelle de leur travail en se montrant « engagé » ?

G. P.-C. — Ça je n’y crois pas.
Avec Vincent Perrottet, quand on a arrêté Grapus, on a monté les Graphistes associés pour essayer d’être plus politiques16. On a pensé qu’on pouvait faire un travail de commande et avec les bénéfices, en gros, faire de la politique.
Ça c’est naïf.
Parce que le travail politique ce n’est pas la danseuse du commerce, ce n’est pas quelque chose que tu fais à côté. C’est quelque chose que tu fais à plein temps. Mais mon activité principale c’est l’image politique. Moi je me suis mis en tant que politique : cela ne me rapporte pas beaucoup alors il faut que je trouve des trucs, j’essaye de temps en temps de faire un boulot culturel, mais je n’inverse pas les choses. Je ne suis pas un graphiste qui fait de la politique, je suis un politique qui fait du graphisme.
C’est ça qui m’intéresse ; je me sers du graphisme pour développer mes idées politiques. Et si je deviens un peu artiste c’est que la commande graphique étant tellement lamentable, je suis forcé de me mettre en tant qu’auteur complet, comme un artiste, pour commencer un petit peu à exister ou au moins pouvoir produire d’autres images.
Mais tous les mecs qui font en supplément d’âme un petit cadeau à la société, c’est les pires. Ils sont les plus cons parce qu’ils n’ont pas compris ça. Ils n’ont aucune chance de faire des trucs intéressants parce qu’ils ne sont pas en relation avec les gens pour qui ils bossent. Ils vont donner aux pauvres leur art.
Mais en réalité ce n’est pas l’artiste et le monde, c’est l’artiste dans le monde. Eux ils croient en l’artiste et le monde et ils vont offrir un cadeau. Si tu dit ça à un artiste il va se fâcher.
L’idée n’est pas de donner ou de prendre, mais de partager, tout simplement. Partager c’est inconfortable. Partager c’est prendre le risque de l’autre. C’est compliqué d’écouter quelqu’un pour ce qu’il est. Peut-être que ça te fais chier. Et puis tu n’es pas tout le temps obligé non plus.
Si tu regardes le monde, ce qui moi me fait réagir c’est souvent l’injustice, mais c’est de plus en plus comment on peut jubiler, comment on peut construire avec bonheur les luttes. Moi c’est ça qui me préoccupe.
On a été trop longtemps les curés coco17, toujours en train de souffrir pour les autres. Ça c’est une connerie. Je pense qu’on n’est pas des curés. Il faut jouir des luttes.

A. Z. — On considère qu’on n’a pas à détacher notre métier de graphiste d’un positionnement politique.

G. P.-C. — Dans ce cas là mettez l’accent sur quelque chose qui est positif, c’est à souligner, la jubilation qu’il peut y avoir à ouvrir sa gueule par les images, à pouvoir dire ce qu’on pense. Ensuite les difficultés d’être au sein d’une société qui va mal c’est nos capacités de résistance. Mais pouvoir être partisan d’une idée et l’exprimer avec d’autres, dans la jubilation des rencontres, de la rue, des manifestations, ça c’est un bonheur. La rue c’est aussi la ville. La rue c’est aussi la manif’. Il y a plein d’endroit heureux même s’ils sont éphémères. C’est notre chance. Il y a vraiment un potentiel formidable mais qui n’est pas en activité. Et que c’est ça qui fait chier. C’est pas qu’il y ait une pesanteur nationale qui s’est installée avec le triomphe du fatalisme publicitaire, du fatalisme nécessaire à la marchandise parce que tu dois consommer pour te désangoisser. Donc par rapport au fait que tu peux jouir sans entrave comme dirais l’autre, et bien allons-y ! Il n’y a qu’à faire !
Il faut vraiment insister sur le côté positif de nos activités, de nos métiers. C’est génial de dessiner, de faire de l’émail, de déchirer un papier, d’en voir la qualité… Notre métier d’artisan vient compléter le plaisir de la dimension artistique. On a énormément de trucs jouissifs, sensuels, et puis travailler manuellement par rapport à la branlette de la souris…
C’est bien encore de pouvoir un peu continuer ça, découper des machins, et puis se gourer. Tu peux te gourer, tu te goures, tu fais une grosse merde et puis tu trouves. Si tu ne prends pas le risque de te gourer, tu fais le perroquet de toi-même.
Il faut insister sur ce que dit mon fils Daniel, « Quelle joie le bonheur ! », et c’est sur cette vitalité que tu te donnes que tu peux affronter des difficultés en rigolant, même si tu en chies. Il faut insister parce que sans ça, si on part de la sinistrose, c’est foutu.
Dans le rendu de cet entretien, je vois à peu près ce que j’ai dit et si c’est retranscrit le négatif risque de dominer. Il n’y a que ma forme de déconnage ou la vivacité de ma voix qui permettrait de sentir quelqu’un qui a la pêche même s’il dit des trucs… Mais ça vous ne l’aurez pas dans l’écriture.

A. Z. — On mettra des points d’exclamation.

G. P.-C. — À la limite oui, foutez en partout, tu marques : « Il rigole » (rires) ou « Il fait un déconnage » ou « Il se gratte le cul », je sais pas. Quelque chose qui montre que tout ça peut s’échanger dans le bonheur. On peut avoir une pensée construite, scientifique, intelligente mais heureuse, déconneuse ! Il y en a marre que tout ce qui est politique c’est forcément con, tout ce qui est heureux c’est forcément pas bien et tout ce qui est intellectuel c’est chiant. Combattons ces idées reçues, en partageant nos images et nos vitalités dans les luttes. Plus sérieusement amusons-nous !



1 En 2004, JCDecaux était notamment le nº1 mondial du mobilier urbain (abribus et « sucettes ») avec 334.000 faces publicitaires dans 1.700 villes et le nº1 européen des publicités grand format avec 216.000 emplacements dans 3.000 villes.
2
Le journal municipal d’avril 2008 signale que « afin de se mettre en accord avec la réglementation nationale sur la publicité, la municipalité a fait supprimer, sur la ville, 30 panneaux de 3 m. sur 4 m. par les afficheurs qui en étaient propriétaires. Une mise en conformité qui permet d’assainir l’environnement urbain, en réalisant, par exemple, des zones sans publicité autour des monuments classés (Église, Moulin, Manufacture des Œillets, Hôpital Charles Foix…) et des entrées de ville. »

3
Ainsi leur nombre vient d’être réduit de 773 à 550.

4
« JCDecaux lance son programme de vélos en libre-service dans la capitale française. Mi-juillet, 10.600 Vélib seront en service avec quelques 750 stations. En échange de ce service, le groupe français décroche un important contrat publicitaire. La Ville de Paris renouvelle donc le contrat avec JCDecaux, qui portera désormais sur 1.628 panneaux publicitaires, contre 2.000 auparavant. » Jacques Lupianez, Le Figaro, 12 juillet 2007.

5
Avenir est désormais une filiale de JCDecaux dévolue à l’affichage de grand format.

6
« Il s’agit d’une évolution du concept inventé par le publicitaire, qui lui avait permis de remporter son premier contrat à Lyon en 1964, à savoir l’installation à ses frais de mobilier urbain comme les abribus, en échange de leur exploitation à des fins publicitaires. En dépit du versement intégral de l’abonnement à la Ville, et d’un nombre moins important de panneaux publicitaires, le groupe français table sur un chiffre d’affaires annuel, pour Paris uniquement, de 60.000.000 € contre 30.000.000 € avec le précédent contrat. Albert Asséraf, explique que les panneaux seront désormais déroulants donc même s’il y en a moins nous augmenterons notre chiffre d’affaires. » ibid.
7
« Ne pas plier est une association de drôles de citoyens organisés pour qu’aux signes de la misère ne s’ajoute pas la misère des signes. Association politique, utopique, esthétique et expérimentale d’éducation et de lutte populaires. » Parmi ses acteurs on trouve Raoul Sangla, président (réalisateur), Bruno Lavaux , trésorier (expert comptable), Isabelle de Bary (administratrice de l’association), Gérard Paris-Clavel, Thierry Sarfis (graphistes), Franck Poupeau (sociologue), Jérôme Bourdieu (économiste), Gilles Paté (artiste plasticien), Gérald Goarnisson (employé territorial).

8
La ville en signes, no1, « Violences symboliques », travail réalisé d’après les études de Jean-Pierre Grunfeld et Gérard Paris-Clavel pour une intervention aux rencontres Démocratiser la démocratie à Bobigny. Éditions Ne pas plier, 2004.
9
L’APEIS (Association pour l’emploi, l’information et la solidarité des chômeurs et des travailleurs précaires) s’est créée en 1987 pour lutter contre le non-respect des droits des chômeurs et en particulier la non attribution par les ASSEDIC, des aides matérielles, du fonds social auxquelles les chômeurs pouvaient prétendre.
10
Luc Carton est un philosophe belge, ancien directeur de recherche à la Fondation Travail-Université à Bruxelles. « En France, vous parlez d’éducation populaire, mais vous n’en avez pas. En Belgique, l’éducation populaire, c’est la lutte des femmes, la lutte des chômeurs, Droits devant, AC  !, et la culture, ça comprend les luttes d’émancipation… En France, au contraire, c’est un travail d’animation socio-culturelle, de pacification, qui a sa pertinence, mais ne produit aucun effet en termes de démocratie, de citoyenneté, de mouvement social… Si vous voulez faire de l’éducation populaire, faites-en, et arrêtez de dire que vous en faites. » Cité par Franck Lepage dans Cassandre nº63 Automne 2005.
11
Marie-José Mondzain est philosophe et écrivain, directrice de recherche au CNRS. Spécialiste du rapport à l’image, elle a mené des recherches sur l’iconoclasme depuis la période byzantine. Ses derniers travaux concernent la nature du regard, sur la manière de dire ce que l’on voit et de faire voir.
12
Gérard nous cite en exemple le film Le repos du fakir de Gilles Pathé et Stéphane Argillet (2003), qui interroge le mobilier urbain contraignant.
13
Cf. Un entretien avec Jean-Pierre Grunfeld, note 35.
14
Pour l’exemple on pourrait citer l’agence Campana Eleb Communication, fondée par des journalistes de télévision, opérateurs de télévisions locales de 1988 à 1993. Ses métiers sont la consultation publique et le « pilotage du changement » dans les grandes entreprises et les collectivités locales, au moyen d’enquêtes qualitatives audiovisuelles.
15
« Est-ce qu’on a encore ce désir de jubiler dans la rue avec des gens, dans une manif’, avec nos formes ? Si je fais des autocollants, ce n’est pas une commande mais ce n’est pas si difficile de le faire, on trouve l’énergie. À la limite, si tu peux pas les faire imprimer, tu les fais en photocopie et tu en découpes cinq cents avec les copains un soir et tu les files le lendemain. Avec un autocollant quadri A5 que je tire à 20.000 ou 30.000, je me prends trois-quatre mille euros ; je ne peux pas. Alors je vais faire un truc en noir et blanc. En même temps ça n’empêche pas de chercher les ronds mais ça n’empêche pas non plus de faire dix exemplaires. Je fais des tirages quand je peux. » G. P.-C.
16
« À un moment donné il y avait une contradiction à Grapus : On avait des commandes très importantes au point de vue fric et on gérait au moins 25 personnes, donc on pouvait pas refuser. On était dans une attitude critique qui devenait impossible. Quand tu dois rentrer 50 briques par mois tu peux pas envoyer chier un mec – bon moi je pouvais mais ça fout la merde. » G. P.-C.
17
Coco : communiste. Le collectif Grapus a été très fortement marqué par le communisme (Cf. Un entretien avec Pierre Bernard) tout en cultivant une liberté vis-à-vis de l’idéologie du Parti.