Suite à une suggestion de Gérard Plénacoste, nous décidons de rencontrer ce mystérieux Jean-Pierre Grunfeld. Entre-temps nous avons croisé son nom dans le catalogue de l’exposition Images d’utilité publique au Centre Pompidou – 1988 – et avons été surpris devant l’impressionnante liste de projets dans lesquels il est impliqué.
Par exemple, il travaille régulièrement avec l’atelier de la graphiste Laurence Madrelle – LM Communiquer. Il participe également, aux côtés de Gérard Paris-Clavel, à des interventions de l’association Ne pas plier.
Il a fondé en 1991 un cabinet de consultants, Paysage Possibles, dédié à « la conception de stratégies de développement pour le Secteur Public en France et à l’étranger ». Autrement dit il s’agit de « conseil en communication publique ». Sur son site, il ajoute que « Paysages Possibles conduit des missions d’Assistance à la Maîtrise d’Ouvrage politique et technique pour élaborer les cahiers de charges nécessaires à la constitution d’équipes pluridisciplinaires (sociologues, architectes, graphistes…) à chaque étape du projet. »
Nous rencontrons Jean-Pierre Grunfeld dans un bistrot près du Jardin du Luxembourg.
*


A. Z. — Nous nous interrogeons aussi sur la consistance de certaines notions qu’on retrouve sur notre champ de création rapporté à la politique. Il y a des notions « contemporaines » – ou peut-être faussement contemporaines – comme la proximité, le local, aujourd’hui très mises en avant1. Mais il y a aussi les notions qui ont germées dans les années 70 et qui sont désormais un peu enfouies comme la notion de territorialisation2 ou celle d’utilité publique. À ce titre, en 1988 s’est tenu l’exposition Images d’utilité publique3 signifiant la présence de réflexions fortes autour de ce sujet, tandis qu’aujourd’hui on a le sentiment d’un désinvestissement des graphistes dans les sujets politiques.
N. F. — On étudie également cette question de la communication publique sous l’angle historique. En 1982 avec les premières décentralisations, beaucoup de journaux de collectivités territoriales sont créés. Les identités visuelles des villes sont aussi des signes qui, d’une façon générale, sont assez récents4.
Avant cela, en 1969, l’Institut de l’environnement est créé à Paris et va avoir une incidence dont on comprend encore mal les tenants et les aboutissants.
A. Z. — Sur votre site internet vous faites justement démarrer votre activité avec votre participation à l’Institut de l’environnement. Dans la mesure où cette « école » n’a pas été retenue dans les manuels d’histoire de l’art alors même qu’elle semble avoir été déterminante pour ceux qui l’ont fréquenté5, pourriez-vous, pour commencer, nous en parler ?

J.-P. G. — Donc 69, pour dire comme Monsieur de La Palice, c’était juste après 68.
Avant d’en arriver là j’avais déjà eu une expérience pratique. Je venais de l’architecture, de l’urbanisme et de ce qu’on appelait à l’époque l’« esthétique industrielle »6.
L’idée était, pour un certain nombre de jeunes hommes et de jeunes femmes qui étaient engagés politiquement, de participer à la production de l’espace et des objets en concordance avec nos pensées. C’est difficile à imaginer maintenant, mais à l’époque c’était, politiquement et intellectuellement, la présence du Parti communiste français – comme élément d’organisation – et du marxisme – comme élément de réflexion et d’action sur le monde – qui nous semblait porter un certain nombre d’évidences. Ne serait-ce que parce que de grands intellectuels y étaient d’une manière ou d’une autre reliés, soit de manière structurelle, soit sous forme de « compagnonnage de route ».
On percevait bien ce qui était en train de se produire. C’est l’époque de la reconstruction du point de vue urbain : Sarcelles, les « chemins de grue »7, etc. C’est le passage de la réclame à la publicité : le début de la « grande » publicité, l’arrivée des grandes firmes américaines et de leurs modèles. On percevait bien qu’un certain nombre de pouvoirs étaient en train de se mettre en place.
On avait cette idée qu’il fallait cesser de poser, comme c’était beaucoup fait à l’époque, les cloisonnements des disciplines, les cloisonnements entre savoirs pratiques et théoriques. Les enseignements dans les champs de la production de signes publics, d’espaces publics ou d’objets publics, étaient à ce point cloisonnés qu’on était formés – ce qui est mon cas comme architecte – à re-produire sans aucune réflexion les objets tels qu’ils étaient. Sans aucune réflexion ni sur l’espace, ni sur l’usage et encore moins sur les citadins-citoyens – terme qui à l’époque n’existait pas ou du moins n’était pas usité.
Aussi les lieux où pouvaient se croiser une transmission du savoir et en même temps une réflexion sur un savoir étaient rares.
Ainsi l’Institut de l’environnement est arrivé comme une espèce de cadeau-ovni.
Sa genèse fût la fermeture de l’École d’Ulm8 pour des raisons politiques et l’intelligence ou l’intuition du vieux Malraux – mais c’était encore Malraux9 – qui refusa de laisser partir les enseignants d’Ulm aux États-Unis comme on l’avait fait pour le Bauhaus. Alors, en quelques mois, à toute vitesse, on arriva à créer une structure – un bâtiment provisoire conçu notamment par Jean Prouvé – pour récolter le maximum d’enseignants. Ceux-là pratiquaient la pluridisciplinarité ; arrivent des sociologues, des urbanistes… Aussi, ils donnèrent pour la première fois une notion de troisième cycle à des enseignements qui, dans le domaine du graphisme, dans le domaine de l’architecture, étaient considérés comme soit des enseignements artistiques – c’est-à-dire « hors normes », injugeables et injugés, hors normes sociales – soit comme des fonctionnalités pures, celles de l’ingénieur.
Autre élément de l’époque : les politiques étaient totalement incultes comme maîtres d’ouvrage, analphabètes dans ces domaines – et à mes yeux ils le sont encore largement aujourd’hui. Il y avait d’immenses pouvoirs, extrêmement centralisés ; c’était les ingénieurs des Ponts et Chaussées10, déjà les énarques11, et l’arrivée des grandes sociétés de BTP12 Bouygues en train de naître… Dans le même temps il y avait le double prétexte de la reconstruction de 1945 à 1962 et de l’accueil d’urgence des rapatriés Pieds-noirs de la Guerre d’Algérie – cela a créé un deuxième boom qui a notamment produit la forme urbaine actuelle de Marseille. Tout cela se faisait dans une espèce d’immense tension, dans une espèce d’immense inculture.
L’Institut de l’environnement est apparu là comme un lieu où pouvaient s’échanger de manière fructueuse, fertile, des expériences, des savoirs, qui n’étaient pas en position de supériorité ou de conflit les uns par rapport aux autres ; c’était cette notion d’interdisciplinarité, de multidisciplinarité. Dans le même temps ce fût le lieu d’un affrontement qui apparaît aujourd’hui dérisoire, entre les maoïstes et les « crapules staliniennes »13. Par là ce lieu fût aussi très stérile et il est mort en assemblée générale.
Cela a été très éphémère, c’était une expérience de quelques dizaines de mois mais cela a en effet porté ses fruits.
Pendant ce temps, il y avait aussi d’autres formes qui se créaient, qui étaient aussi des formes collectives, tel que l’AUA14 à Montreuil, autour d’architectes, d’ingénieurs, de plasticiens. Quelques graphistes communistes se mettaient également en atelier commun. Les aspects collectifs étaient à l’époque très privilégiés et surévalués, y compris dans les pratiques quotidiennes.
J’ai rencontré à l’Institut de l’environnement des gens avec lesquels je continue à travailler. J’avais un statut d’enseignant-chercheur. Ce que j’ai pu apprendre et échanger, je continue à l’apprendre et à l’échanger encore aujourd’hui, d’où le fait que ça a été, en ce qui me concerne, professionnellement et dans d’autres dimensions, un moment un peu fondateur.

A. Z. — Et après l’Institut de l’environnement, quels savoir-faire allez-vous mettre en avant ? Comment va se passer la « sortie » de l’Institut ?

J.-P. G. — Avant cette expérience on avait déjà acquis du savoir-faire, de manières différentes. Le savoir-faire de Pierre Bernard, de Gérard Paris-Clavel ou de François Miehe revenait du savoir-faire graphique enseigné en Pologne par Tomaszewski. Mon savoir-faire avait été acquis auprès de tel ou tel architecte ou ingénieur. On était comme cela quelques uns à maîtriser nos outils pratiques.
Après on s’est aperçu que les questions qu’on se posait ensemble c’était « Au service de qui met-on ces pratiques ? »
On a été un groupe de cinq ou six à penser qu’il y avait une nécessité à se mettre en position de traducteur entre les pouvoirs, entre les pouvoirs politiques et les pouvoirs techniques. Il y avait un photographe, un sociologue, une conceptrice-rédactrice qui venait de terminer son agrégation de philosophie… À l’époque c’était le début des grandes périodes d’aménagement, des schémas directeurs d’aménagement, des villes nouvelles, de l’État aménageur se substituant aux collectivités territoriales. On se disait qu’entre ces pouvoirs de très grande force et les citadins-citoyens devait y avoir une forme de traduction, de part et d’autre.
On pensait qu’il y avait encore à l’époque des grands commis d’état – chose qui aujourd’hui ferait sourire –, c’est-à-dire des ingénieurs et des énarques15 qui avaient la préoccupation de l’intérêt public bien qu’ils étaient sans culture sur ces domaines.
De leur côté, les élus locaux issus du suffrage universel16 étaient incompétents face à une proposition technique, face à un architecte, un ingénieur.
On a donc pensé se mettre dans cette position de traduction. Ceci avec l’aide de la sociologie qui était à l’époque embryonnaire ; il y avait peu de sociologie urbaine, il commençait à s’en faire, peut-être très entrain de « gauchisme », mais il y avait déjà Edgar Morin17, il y avait une sociologie américaine18 qui était très pragmatique mais qui nous a beaucoup aidé, il y avait l’École de Frankfort19
Mais ces éléments avaient été rarement articulés ensemble. Alors, lorsque l’Institut de l’environnement a explosé, on s’est retrouvé, on s’est mis ensemble à cinq ou six, on était soit élèves soit enseignants-chercheurs, et on a constitué au sein de l’AUA un département d’expression publique qui s’est appelé « Signis » – c’est Georges Pérec qui l’a appelé comme ça.
C’était une petite société, un atelier, mais on avait souhaité le mettre au sein d’une autre structure déjà collective. Signis a vécu de 1969 jusqu’en 1974. Les choses allaient très bien, il y avait tout le monde pour nous applaudir, mais personne pour nous payer – malédiction de ce type de proposition.
Il y avait déjà des appels d’offre et en 1973 il y avait un énorme marché pour la signalétique de l’Aéroport de Roissy, le « camembert ». On avait répondu à ce concours, cela nous semblait intéressant. Le jeune architecte, intégré à l’Aéroport de Paris, polytechnicien, très péremptoire, Paul Andreu, nous avait expliqué qu’il avait conçu cela comme une pompe aspirante et une pompe respirante… Bref, on a gagné l’appel d’offre, notamment contre Publicis20 – cela ne nous disait rien. Les gens de Publicis nous avaient repéré et donc ils ont proposé de nous racheter. On était complètement naïfs.
Cela a fait éclater le groupe ; il y avait une partie d’entre nous, dont j’étais, qui a pensé que pour pouvoir continuer à approfondir il fallait passer chez l’adversaire – à savoir utiliser les créneaux offerts par l’adversaire – puis il y a des gens plus rigoureux qui étaient contre.
On est donc arrivé au sein de Publicis. On dépendait d’un département de recherche appelé « secteur public et environnement » puis cela s’est filialisé sous le nom de « Topologies ». Cette expérience a duré 11 ans, cela sur un malentendu politique qu’on a exploité ; à l’époque le patron de Publicis était encore Marcel Bleustein-Blanchet – il était lui-même issu de la Résistance et il avait conseillé Mendès-France, de Gaulle. Il pensait qu’on faisait de la communication politique et qu’on allait faire ce qu’il avait expliqué à de Gaulle, qu’il ne fallait pas qu’il mette ses lunettes quand il lisait un discours… Ainsi on a été complètement protégés, on a fait absolument ce qu’on avait envie.
Il y a ensuite eu un saut très net au moment de l’arrivée de la gauche en 1981 où les quatre ministres communistes21 avaient à « communiquer » – pour faire simple –, ils avaient à parler de ce qu’ils voulaient faire, de ce qu’ils allaient faire, etc. Dans le milieu de la pub il n’y avait pas vraiment de personnes pour les aider, à qui faire confiance. On a alors été réunis, on était une dizaine de personnes. Il y a ainsi eu une montée en puissance et on a beaucoup travaillé pour les collectivités territoriales.
Puis tout cela s’est arrêté en 1986, avec le premier grand échec électoral de la gauche. J’ai remonté à ce moment là le même atelier au sein du groupe Havas qui était alors dirigé par André Rousselet. Celui-ci avait repéré aussi le même type d’intérêt. Là les choses étaient plus froides. Cela a duré quatre ou cinq ans à la suite de quoi j’ai trouvé bon, compte tenu de mon âge et de mon expérience, de prendre mes distances avant qu’on me dise de les prendre.
J’ai donc monté le cabinet de consultants qui existe aujourd’hui et qui s’appelle « Paysages Possibles ».
Ce sont sans doute les variations politiques – avec tout ce qu’elles comportent sociologiquement – qui ont fait accommoder au fur et à mesure, dans le sens optique, ma manière de proposer et de répondre à l’évolution des projets politiques. Cette évolution qui globalement n’est pas bonne ; on est passé par une espèce de sommet, d’espoir, d’intelligence, du côté de 198322 puis après cela n’a cessé de décliner jusqu’à aujourd’hui compris.

A. Z. — À propos des champs dans lesquels vous avez travaillé, vous parliez de l’aéroport dans les années 70, de l’État au début des années 80, mais comment cette volonté de communiquer arrive dans les mairies, et puis aussi dans les régions, dans les départements ?

J.-P. G. — Il n’y a pas une volonté de communiquer. De la part de certains politiques il y a la volonté de faire connaître, de manière glorifiée, leur action, de telle sorte qu’ils soient élus ou réélus. C’est la poursuite de ce qui s’est appelé dans les partis politiques la 
propagande, héritière du terme même de ce qu’était le système de l’Église, et puis qui a croisé un jour les techniques de la publicité. C’est le syllogisme Séguélien qui date du début des années 80 : « Je sais communiquer un produit ; vous Idée, vous Homme politique, vous Ville, vous Collectivité, vous êtes un produit ; je vous communique comme un produit ; je vous vends. » Une majorité de politiques ont été séduits et continuent à être séduits par ce syllogisme.
Nous on l’a toujours refusé. On s’est toujours opposé à cela.
On était, en effet, sur les hypothèses marxistes que je continue à trouver pertinentes : entre valeur d’usage et valeur d’échange, ce n’est pas la même chose. Entre une œuvre – la ville est une œuvre collective, en permanence – et une marchandise, il y a des différences de nature qui font que cela ne s’exprime pas de la même manière. Ce n’est pas impudent ou impudique de le dire. C’est simplement dire qu’une ville ou une idée sont des marchandises est le début de quelque chose qui est faux, dans tous les sens, philosophiquement et éthiquement.
Si cette confusion avait montré d’une manière ou d’une autre une certaine pertinence ou une certaine efficacité, après tout, pourquoi pas ? Prenons ceux qui se sont lancés de la manière la plus éperdue dans ce type de raisonnement : je songe à Georges Frêche à Montpellier, dans les années 80. « Montpellier la surdouée »23. Il n’y a qu’à regarder le taux de chômage aujourd’hui à Montpellier et le taux de chômage constant au fur et à mesure que Frêche faisait appel de la même manière à Riccardo Bofill en architecture et à Jacques Séguéla en communication.
Donc nous on est plus attentifs au taux de chômage qu’à la gloire et à la panse – comme on dit – de Georges Frêche.

A. Z. — On a dégagé qu’il y a deux types de communication de ville, pour être simple. La première, ce qu’on voit majoritairement aujourd’hui, se trouve avec des villes qui sont vendues comme des produits, qui se posent en compétition, en concurrence…
N. F. — Et qui le sont peut-être ?

J.-P. G. — Non, nous, on ne croit pas à ça.
Il y a des rivalités symboliques qui ont toujours existé et celles-ci
sont même enrichissantes, fructueuses et elles s’expriment. Par exemple, Nice va faire valoir tel élément de son paysage, pourquoi pas ? Mais on ne pense pas que ce soit contre, ce n’est pas de la même nature.
Il y a une autre chose qui me semble absolument fondamentale : si je choisis d’aller vivre à Nice, je n’achète pas Nice. La vie c’est autre chose. Je n’épuise pas ma vie dans la consommation d’un objet. C’est d’une autre nature. Les temps ne sont pas les mêmes. Les durées ne sont pas les mêmes. Les objets ne sont pas les mêmes. Les sujets ne sont pas les mêmes. Cela n’est pas un jugement moral. Nous pensons qu’au moment où on commence à mettre un espace dit « public » comme une « marchandise », on le réduit, quoi qu’il advienne, on le met dans un mécanisme, dans un système.
Si on prend le cas du logement – qui est un des cas sur lesquels j’ai le plus travaillé –, quand on commence à parler d’un logement « social », on finit par parler d’un logement « très social ». Le sous-entendu est que dès qu’on a mis le qualificatif ça veut dire qu’il y a des gens qui, parce qu’ils ne seraient pas dans des logements « sociaux », auraient droit à plus d’espace, à plus de volume, auraient un cul plus large et respireraient plus que les gens dits du « social » qui auraient droit à moins d’espace ; alors les « très social » auraient droit à encore moins d’espace. C’est là l’idée qu’il y aurait des différences de valeurs sur des biens qui sont des biens communs, qui font partie des biens politiques.
On pense que la ville a la même qualité collective, la même importance collective, que l’eau ou l’air. Ce n’est pas parce que c’est un artefact humain que cet artefact doit entrer dans le registre de la marchandise, c’est-à-dire en effet dans le registre des concurrences et des rivalités – concurrences et rivalités capitalistes. Ceci est un mode exacerbé et meurtrier puisqu’il s’agit de tuer l’autre, il s’agit de détruire l’autre, il ne s’agit pas simplement de se mettre en concurrence. Plus personne ne croit que tout cela fait le bénéfice du consommateur.
On pense donc qu’un consommateur c’est une chose et un citoyen c’est autre chose24.

A. Z. — Le deuxième type de communication de ville, à côté du raisonnement « ville-marchandise », on a pu le voir avec les premiers programmes de communication d’utilité publique à l’œuvre dans des mairies communistes ou de gauche, comme par exemple Évry, Vitry-sur-Seine25… Elles ont posé la problématique différemment.

J.-P. G. — Là-dessus il ne faut pas être sectaire car ce serait dérisoire aujourd’hui. Les collectivités territoriales qui ont considéré que leur ville, leur espace, la manière d’en rendre compte, d’échanger la production de cet espace avec ses citadins-citoyens était redevable d’autres méthodes que celles du marketing et de la publicité – donc de la marchandise –, sont plutôt des collectivités « humanistes », plutôt que « de gauche ».
On a travaillé, je le revendique et l’assume, avec des collectivités dites « de droite », incontestablement de droite – dans le sens de l’appartenance à un parti. Et à l’inverse, telle ou telle intervention qu’on peut faire, même de manière militante, comme Gérard Paris-Clavel et moi devant le Congrès de l’Association nationale des élus communistes républicains, devient un combat de coqs.
Tout responsable politique peut estimer que ce citoyen-citadin est autre chose qu’un électeur au sens mécanique, technique ou marchand du terme. Il peut estimer que la manière d’échanger, la manière de parler, la manière d’expliquer et d’accepter soit mise en débat.
Qu’est ce qu’on fait pour qu’une image – qui est en effet du sens flottant comme le montre notre camarade Barthes – soit offerte ? Offerte à un débat dont on accepte qu’il produise autre chose que ce qu’on avait décidé préalablement.
C’est un mode d’estime du récepteur, c’est une manière pour tout pouvoir de considérer qu’il a en face de lui des interlocuteurs. Il y a la question de la lisibilité. Comment s’exprimer dans le code du lecteur et non pas dans son code à soi ? Il y a une manière d’estimer et / ou de mépriser. De tenir compte ou pas. D’aller chercher quels sont les codes. Et donc d’avoir recours ou pas aux sciences sociales, à l’anthropologie, à la sociologie, à l’ethnologie pour, avant de parler, savoir à qui on parle et à quelle culture on parle. De s’obliger à parler dans une culture qui va éventuellement mettre en doute ce qu’on va exprimer.
À tout point de vue ce sont des attitudes de fond qui sont clairement distinctes – pour ne pas dire contraires – des attitudes des vendeurs, des marchands.

N. F. — Actuellement on a plutôt tendance à faire de la « gestion de ville ».

J.-P. G. — Je pense que c’est totalement contradictoire. Parce qu’un homme politique, dans le terme même, propose un projet pour la Cité et puis ensuite, il peut utiliser de multiples techniques qui sont aujourd’hui à sa portée, notamment la gestion. Il ne faut pas qu’un homme politique commence par la gestion, qu’il confonde une courbe de croissance et une action politique. Personne n’est jamais tombé amoureux d’une courbe de croissance.
Vos petits camarades qui sont à la rue26 sont la conséquence du ministre qui regarde les statistiques et qui dit « Je suis sûr que la démographie montre que j’ai tant d’élèves en moins, donc
je supprime tant de postes. » Les mômes sont à trente-cinq ou quarante par classe ; ce n’est pas observable avec les statistiques.
Il y a une prise en compte attentive et intelligente afin d’échanger du réel et puis en face il y a des mathématiques et des statistiques.

N. F. — Sauf que dans les dernières mairies communistes, je pense aux récentes élections municipales d’Ivry, on n’entend pas de discours « politiques » et par rapport aux questions citadines on a pu par exemple privatiser la gestion de l’eau27 sans que cela pose problème.

J.-P. G. — Si cela pose des problèmes !
Le dernier descendant, Pierre Gosnat, fils de Georges Gosnat, petit-fils de Venise Gosnat, termine en effet par une élection triomphale28 en ayant vendu sa ville aux promoteurs qui vont faire venir les classes moyennes et saper sa dernière base électorale…
À Ivry on est exactement dans ce cas où on fait de la « concertation », on fait appel aux méthodes de la pub avec la moulinette
– je pense la « campagne » pour les assises de la ville. Alors oui, il peut considérer qu’il a gagné parce qu’il s’est fait réélire. Maintenant je pense que cette ville a cessé d’être une ville communiste.
J’entends par là que le vivre ensemble dans cette ville ne s’est pas amélioré. On a changé une base sociologique de manière extrêmement violente29, sans aucune espèce de concertation réelle mais avec les simulacres de la concertation.
Je pense que dans nos métiers il y a toute une série de gens qui d’une manière consciente ou non consciente, intéressée ou non intéressée – je ne suis pas professeur de vertu –, se mettent au service de ce système de simulacre, aident à mettre en place ce simulacre. Et si on en juge l’efficacité de leur système par rapport à l’élévation du coût du mètre carré du logement à Ivry, le fait est qu’ils ont gagné. Le problème est qu’ils sont en train d’expulser ceux qui faisaient – et font encore – le fond des citadins-citoyens d’Ivry.

N. F. — Mais comment proposer autre chose ?

J.-P. G. — C’est un autre projet politique.

N. F. — Vous-même, dans votre pratique, vous répondez bien à des appels d’offres ?

J.-P. G. — Oui, je réponds à des appels d’offres. Je ne réponds qu’à des appels d’offres pipés car tous les appels d’offres sont pipés. Je réponds à des appels d’offres pipés car j’en ai fait les cahiers des charges et que j’ai neuf chances sur dix de les remporter.

N. F. — Et c’est légal ?

J.-P. G. — Ce n’est pas que ce soit légal : c’est bureaucratiquement et imbécilement obligé. Les systèmes qui se sont succédés
– les systèmes de droites proclamés et les systèmes socio-démocrates (pour moi la droite hypocrite) – ont mis en place, suite à un certain nombre de scandales, un certain nombre de paravents, de simulacres. Qu’est-ce que c’est aujourd’hui qu’un appel d’offre ?
Le code des marchés publics s’applique de la même façon pour des prestations dites «intellectuelles» – c’est le terme de la loi – que pour des tonnes de fer à béton. Je le dit et je ne crois pas que ce soit off : ces appels d’offres sont absolument truqués.
Ainsi des cabinets de graphisme, des grands cabinets d’architecture, etc. ont chez eux, quand ils en ont les moyens, une personne qui suit en permanence les appels d’offres sur internet et y répond… J’ai fait cela pendant deux ans : je regardais ce qu’il se passait.
Bien entendu, avec les appels d’offres il y a tous les inconvénients du copinage, du népotisme… qui existent. Il faut sans doute mettre des freins et des barrières pour lutter contre ça mais en même temps, ouvrir ce parapluie ne résout pas le problème car, de toute façon, on va lancer un appel d’offre. Tout est dans le cahier des charges. Une fois que celui-ci est rédigé on sait déjà quel résultat on veut.
Donc je rédige les cahiers des charges auxquels je réponds. Ce qui d’ailleurs n’est pas une garantie à 100 % de remporter l’offre, ce que je trouve normal.

N. F. — Est-ce que vous pouvez nous expliquer d’avantage vos pratiques ?

J.-P. G. — J’ai réduit, pour des raisons de goût, d’appétit et de chance, mes pratiques. Je les ai réduites au sens où un cuisinier réduit une sauce, je les ai densifiées et concentrées sur ces moments très précis où un politique a un projet urbain. Un politique à l’échelon du territoire urbain. La communication – j’essaye tant que je peux d’éviter le terme « communication » –, l’expression d’un département ou l’expression d’une région sont pour moi des territoires trop peu savoureux, difficiles à saisir. Donc quand je dis « collectivités territoriales » c’est en général une collectivité locale, que ce soit une commune, une communauté d’agglomération, une communauté urbaine.
Ce projet urbain, par définition, du point de vue politique et du point de vue technique compte sans doute 5 ans, 10 ans, 15 ans. Et il y a une vie quotidienne qui se compte en jours et en heures. Il y a des friches, il y a des démolitions, il y a des chantiers, etc. Comment dans ces moments on arrive à utiliser l’écart de temps, les espaces vides, pour faire adhérer à ce projet qui lui-même est par nature susceptible d’évolution ?
Là encore on se pose dans ce rôle de traduction. Voilà, ce que je fais, s’il faut le résumer, c’est de la communication de projet de ville.

N. F. — Du coup vous travaillez avec les politiques et est-ce que vous travaillez avec les architectes ?

J.-P. G. — Oui bien sûr. Il y a le maître d’ouvrage et le maître d’œuvre30. Je fais des missions d’assistance à maîtrise d’ouvrage c’est-à-dire que je travaille directement au près du politique, j’aide le maître d’ouvrage à formuler son projet. Je n’ai pas à prendre la décision sur son projet, il a déjà un projet…

A. Z. — Vous êtes cependant là dès le début…

J.-P. G. — Oui, le plus tôt. Mais j’ai besoin que le projet existe, qu’une décision politique ait été prise. J’ai besoin de la comprendre. J’ai éventuellement besoin non pas d’y adhérer mais d’être suffisamment en empathie avec elle.
Pour se faire, j’ai besoin que mon interlocuteur soit le premier responsable, c’est-à-dire le président de la communauté urbaine, le président de la communauté d’agglomération ou le maire de la ville. Et personne d’autre.
À partir de là, ayant tenté de comprendre ce qu’il voulait, je mets en place une série d’études pour voir qui sont les acteurs au sein même de la collectivité, les différents élus – au transport, à l’urbanisme, au logement, à la qualité de vie – et leurs homologues techniques – en général le service technique – qui vont être les personnes et les services qui vont mettre le projet en place. Et puis enfin, bien entendu, pour voir à qui cela s’adresse. À qui le projet s’adresse sur les territoires qu’il va changer – des gens déjà sur place et qui vont être soit éloignés par le projet soit au contraire renforcés par la présence du projet – et puis par une série de patatoïdes concentriques, quels sont les différents publics concernés ?
Une fois qu’on a compris tout ça, on met en place les éléments d’une stratégie.
Au fil des années il y a des choses qui au départ étaient très intuitives et puis qu’on a érigées en méthodes.
L’exemple est qu’une condition absolue est de ne pas avoir la direction de la communication comme interlocuteur. Quitte à ce que, bien entendu, on travaille avec elle, mais nous refusons de l’avoir précisément en tant que maître d’ouvrage. En clair, le marché n’est pas passé avec la direction de la communication. Il est soit passé avec la direction des services techniques, soit passé avec la direction urbaine.
J’ouvre une parenthèse : on considère que les systèmes qu’on met en place sont des systèmes de communication de preuves et non pas des systèmes de communication de commentaires. On respecte la communication de commentaires que sont par exemple les journaux municipaux ; c’est probablement bien que cela existe – enfin on s’interdit de toute remarque sur les journaux municipaux31. Mais l’essentiel du journal municipal c’est de dire, de porter à la connaissance de la population, ce qui se fait, ce qui va se faire où qui a été fait. Donc acte. Que ce soit dans sa version papier, dans sa nouvelle version internet qu’il faut absolument avoir, etc.
Nous, on travaille avant – et après on livre. Nous, on prend des friches, des clôtures de chantiers, etc. On travaille bien avant.
On pense que l’espace et les signes qui parcourent l’espace sont en soi un discours. Cela a une charge de discours. C’est-à-dire qu’une palissade, la couleur d’une palissade, le fait qu’elle soit opaque ou transparente, qu’elle donne à voir ou pas, une plaque de rue, le maintien du nom de la rue ou pas, le choix du nom d’une nouvelle rue, etc. Tout cela ça parle. Cela parle tous les jours, tout le temps à tout le monde. Nous, on travaille sur ces systèmes d’objets qui parlent tous les jours, tout le temps à tout le monde. Quitte à ce que la communication de commentaires s’en empare par la suite.
Le classique c’est, par exemple, qu’on ne signe jamais un élément qu’on produit, on ne met jamais le logo – aujourd’hui toute ville a un logo32.
Autre exemple : on ne signe pas « Ville de… » mais « Mairie de… » et on ajoute le numéro de téléphone de la mairie. On compte comme cela toute une série de micro-phénomènes dont aucun pris isolément n’a suffisamment d’importance pour être défendu mais dont la résultante constitue un discours. On essaye, par approximations successives, de mettre en place ce discours qui de nouveau donne du sens à ce qui est visible et permet de la compréhension. Mais c’est très souvent difficile pour un élu de comprendre et d’admettre – car même quand il a très bien compris un point de vue il faut encore qu’il en admette les conséquences – que chaque fois qu’on offre du sens c’est un sens qui est mis en débat. Ça ne ferme pas la question.
« Ici nous construisons cela : voilà le résultat.
— Très bien merci beaucoup. »
C’est fermé.
Ce qui nous semble sensé c’est de dire :
« Voilà pourquoi nous avons pensé faire cela, selon tel processus, avec qui ; combien d’emplois cela fait ; combien de sacs de ciment cela amène ; une politique préférentielle d’emploi avec des entreprises locales a-t-elle été mise en place ; est-ce qu’un mieux-disant social a permis que des entreprises locales forment des jeunes. »
Et ainsi de suite… Éventuellement cela éveille et permet d’autres questions et il y a quelqu’un, avec un numéro de téléphone et une adresse internet, pour y répondre.
C’est pour cela qu’on n’est pas milliardaires. À chaque fois qu’on nous pose une question, on fait des problèmes supplémentaires. « On n’arrête pas de questionner la question »33.
C’est aussi une différence avec l’attitude du publicitaire. On considère que la question, telle qu’elle nous est posée par une collectivité, doit être travaillée de telle sorte qu’on propose une nouvelle formulation et pas simplement pour se compliquer ; il faut toujours voir ce que la collectivité veut dire en posant la question.
Très souvent, vous l’avez dit au début de cette conversation, les demandes se formulent en termes de moyens et notre travail commence là :
« On a besoin d’une plaquette !
— Peut-être, on ne sait pas… Dites-nous tout ce que vous voulez dire et puis on verra… Peut-être que c’est une plaquette, on n’en sait rien…
Quand vous nous dites que vous voulez une plaquette, dites nous maintenant ce que vous voulez dire… Ce qui nous intéresse c’est ce que vous voulez dire et puis on verra si c’est bien une plaquette… »
Remettre en question c’est un travail. Ce n’est pas remettre en cause mais c’est chercher quel est le sens initial, cette chose qui a souvent été exprimée, faute de connaissances, sous forme d’outils ou de moyens :
« Il nous faut très vite une plaquette. Il nous faut des affiches. »

A. Z. — On sait que les publicitaires ne font pas ce travail. Mais est-ce que ce n’est pas aussi le mal des graphistes que de bouder ces questions ?
N. F. — Est-ce que c’est le travail du directeur de communication de la ville ?

J.-P. G. — Non, quand on est directeur d’un service dans une ville, il faut bien comprendre que son importance, sa progression de carrière et donc son salaire, sont liés à son budget et à la quantité de personnes qui travaillent sous ses ordres. Même si on est immensément vertueux, il faut bien comprendre qu’il y a ce système.
Un directeur de la communication de la ville, pour qu’il dure plus de six ans, a quand même pour premier objectif que le maire soit réélu et non pas que la qualité de vie augmente – ce qui n’est pas contradictoire mais ne coïncide pas forcément.
Il y a souvent une confusion entre la communication de la politique de la ville – légitime et respectable –, la communication de l’institution municipale – en tant que productrice et gestionnaire de la ville vis-à-vis de ses citadins-citoyens – et éventuellement un volet de relation avec les médias ; c’est autant de volets qui correspondent à autant de savoirs. Très souvent le directeur de communication est un peu au milieu de tout ça. Pour moi, le directeur de la communication de la ville, dans la meilleure des hypothèses, produit au mieux les commentaires sur l’action municipale.
L’essentiel de l’action municipale a une charge de communication ; le bureau du maire, la scénographie du conseil municipal – au sens de la nature des sièges… –, le bureau d’accueil, le message d’accueil, les horaires, etc. Tout cela parle. Tout ce discours, cet infra-discours, le directeur de la communication n’en a rien à battre. Le modèle utile, explicite ou implicite, du journal municipal c’est la presse magazine ; le rêve c’est de refaire avec moins de moyens L’Express, Le Nouvel Obs. ou Le Point – c’est pareil –, avec de la quadri partout34.
Peut-être qu’il y a autre chose à faire. Est-ce qu’aujourd’hui le vrai luxe, même si ce n’est pas une économie de coût réel, n’est pas d’être plutôt en noir et blanc, avec 5 noirs différents ? Savez-vous ce qui se passe dans les boîtes aux lettres ? Combien y a-t-il de documents qui sortent de la boîte aux lettres et qui franchissent la porte ? Est-ce que c’est bien le rôle d’un objet de communication publique d’être mis dans le même paquet que la lessive machin ?
Essayez de trouver un directeur de communication qui s’intéresse à ce sujet autrement que comme à Cap’Com35.
Par contre le maire peut comprendre ça. Un politique peut comprendre ça.

A. Z. — Quelle serait la stratégie à employer ?

J.-P. G. — Il faut avoir une décision du politique sur le contenu et le sens, à partir de quoi on peut proposer ce qui parait pertinent dans l’écriture, dans les différents types d’écritures, dans les différents moyens.
Vous évoquiez les graphistes ; moi je ne connais pas de « graphistes en général ». Je connais un certain nombre de graphistes qui, pour une part, concentrent leur temps et leur savoir à l’intérêt public. Ils sont plutôt minoritaires. C’est une « espèce ». Je ne suis pas sûr qu’elle soit en voie de disparition mais je ne suis pas extraordinairement optimiste non plus.
Je trouve que la moindre des choses c’est de maîtriser toutes les techniques possibles et aujourd’hui, toutes les techniques d’expressions ne cesse d’être plus sophistiquées, plus variées, plus rapides. Ce qui est tout à fait passionnant. Les maîtriser ça veut dire ne pas en être dépendant – ce qui peut paraître une lapalissade – c’est-à-dire pouvoir les proposer au bon moment, dans une économie de sens qui est pertinente par rapport au sujet. L’essentiel est dans la compréhension et dans la traduction du sujet.
Après, il y a les variables de mise en formes… Mais la moindre des choses c’est d’être un bon graphiste.

A. Z. — Quels changements relevez-vous dans la commande publique en France ?

J.-P. G. — Je trouve son évolution plutôt bonne – cela peut paraître contradictoire ou pas –, je trouve qu’il y a une nouvelle génération de jeunes élus et élues, de jeunes techniciens et de jeunes techniciennes, qui ont à la fois plus de connaissances et retrouvent un sens du service public – ne serait-ce parce que beaucoup d’entre eux ont choisi d’être dans le service public et d’avoir par là des rémunérations moins importantes que dans le privé. Donc on a des gens qui ont très souvent une attention. Cela me rend assez optimiste à moyens terme, c’est-à-dire pour vous. Mais de nouveau je confirme que cela n’a plus rien à voir avec les étiquettes des anciens partis.

A. Z. — Pensez-vous que c’est lié aux formations spécialisées dans l’aménagement du territoire comme le master « Ville et nouveaux espaces de gouvernance européen » à Paris VIII ?

J.-P. G. — Cela se transforme souvent en formation de marketing urbain : au sein même de l’université – je pense à Paris XII Val-de-Marne avec l’Institut parisien d’urbanisme – le lieu commun c’est que les territoires sont en compétition. Ainsi tout cela est reconduit au fil de l’économie, de la gestion. La pensée et la politique actuelles sont quand même de manières dominantes celles-là.
Quand je dis sans étiquette j’ai des cas très précis et des cas plus surprenants. Je viens de terminer un projet de quatre ans avec la Mairie de Bordeaux et donc avec Alain Juppé et une collectivité locale complète – les élus, les premiers élus, Juppé lui-même – avec une intelligence, une compréhension et une confiance du maître d’ouvrage.
Cette capacité d’être dans un système de confiance est totalement empêchée par le système des marchés publics : même quand vous avez remporté un marché il est remis en compétition tout les trois ans. Ainsi toute l’expérience accumulée est non seulement mise à zéro mais elle est mise en suspicion ; le code des marchés publics a des effets pervers qui sont absolument dramatiques.
Quitte à créer quelques tensions auprès de mes camarades de Ne pas plier, je suis parfaitement content du travail qu’on a accompli avec la Mairie de Bordeaux ou récemment avec la Mairie du Havre. Pour la réussite d’un projet il faut de l’humanisme, du sens républicain, de l’intelligence ; ce ne sont pas des catégories politiques partisanes.
Pour contre-exemple, on a travaillé avec l’office HLM d’Ivry et on a fait un travail extraordinaire pour la cité des Petits bois, avec Gérard Paris-Clavel, qu’ils ont foutu à la poubelle sans problèmes. Et plus gravement pour les citoyens contribuables, qu’ils ont payé et foutu à la poubelle.

A. Z. — Depuis le début de cet entretien on parle des problèmes de la communication publique en France mais vous travaillez également beaucoup à l’étranger. Quelles différences, quels changements relevez-vous ?

J.-P. G. — Je travaille à l’étranger le plus possible.
La France est un pays où encore maintenant, de l’école maternelle jusqu’à l’université, l’enseignement de la lecture visuelle est quelque chose qui n’existe pas ou qui existe peu. On a donc affaire à des décideurs, mais aussi à des populations, chez qui le visuel est une infra-culture par rapport au littéraire. Cette singularité française continue d’être privilégiée. Regardez par exemple le cinéma français par rapport au cinéma américain, c’est un cinéma extraordinairement bavard alors que la dernière des séries B américaine fait plus confiance à l’image et à une capacité de lecture de l’image. Dans les cultures anglo-saxonnes, en général, il y a plus de compétence et plus de confiance sur tout ce qui touche au champ visuel.
Ce qui fait que je continue à travailler aux États-Unis pour la fondation Getty, à Los Angeles. Je reviens de trois semaines en Afrique du Sud où on a travaillé sur les questions visuelles liées au changement de nom de deux villes principales – Pretoria et Durban retrouvent leurs noms zoulous avec ce problème de trouver un programme pertinent pour ce type de transformations : quelle mises en formes, depuis le papier à lettre jusqu’à la signalétique ?
J’ai aussi travaillé sur les questions de signalétique touristique à Venise – qui ne sont pas tristes.
C’est toujours passionnant de travailler à l’étranger non pas sous le mode de l’exotisme, mais parce qu’il y a des interlocuteurs avec lesquels on entre mieux en connaissance que ce qu’on peut trouver en France. Je ne saurais que vous conseiller d’y aller, à l’aube de votre carrière, ne serait-ce que pour les allers-retours : on exporte une expérience et on en emporte une autre, dans une notion d’enseignement. Un enseignant doit être prêt à apprendre de ses élèves.

A. Z. — Pour être un peu boutefeu on pourrait se demander si les savoir-faire ne seraient pas locaux ? Ce qui a été développé à l’Institut de l’environnement ne correspondait-il pas à une situation locale, en France ?

J.-P. G. — Non, je ne dirais pas ça parce qu’à l’Institut de l’environnement, les français ont essayé de comprendre et de prendre ce qui avait été expérimenté par les anglo-saxons ou les suisses francophones à Ulm en Allemagne. On a plutôt pris dans la culture, dans la tradition du Bauhaus.
Pour parler de gens que je connais et qui ne sont pas trop loin de ce que je peux faire, en France, il y a Anatome – j’ai beaucoup travaillé avec Henri Meynadier. Je trouve qu’ils sont passés tranquillement du côté de la pub sans grand état d’âme – grand bien leur fasse – et qui, très à l’américaine, pense qu’avec les bénéfices de la pub ils peuvent exposer de grands graphistes – qu’ils se gardent bien de faire travailler. Enfin, ce que fait Anatome n’est pas réellement honteux. Et puis il y a d’autres cabinets en France qui sont à peu près dans le même genre.
Mais il n’y en a pas énormément, contrairement aux pays anglo-saxons mais aussi en Allemagne, en Hollande, en Scandinavie… Les institutions d’intérêt public font appel au design graphique, au design en général, c’est normal, c’est un acte social normal.
En France, les demandes des collectivités locales sont très souvent complètement perverties par :
« Je suis un nouveau maire, j’arrive, je vous appelle, changez moi mon logo.
— Mais attendez pourquoi ? Il existe depuis combien de temps ? On va étudier auprès de la population qu’est-ce qu’ils en comprennent et est-ce qu’il faut en changer ? Est-ce qu’il faut le supprimer ? Est-ce que, au contraire, il faut le maintenir parce qu’enfin les gens comprennent quelque chose à cette signature ? »
Et en plus vous demandez d’être payé pour poser ces questions ! Imaginons même qu’on réussisse à convaincre, cette éventuelle décision de ne pas changer le logo est difficile, au sens littéral du terme, à revendre en interne à ces services. Un marché qui aboutit à dire : « Vous savez, il ne faut surtout pas changer le logo, il faut le garder, et en plus il faut nous payer » – ce qui parait toujours trop cher pour cela –, est très difficile à justifier, parce que ce marché passe en vote au conseil municipal.
Donc la France est encore très en retard, de ce point de vue-là, en capacité et en réflexes socio-politiques.

A. Z. — Ce qu’on remarque c’est que même nos écoles qui se déclarent héritières du Bauhaus, où nous avons une formation à l’image mais aussi aux sciences humaines, se disent également « apolitiques ».

J.-P. G. — Quelqu’un qui se réclame du Bauhaus et qui se déclare apolitique, ne me semble même pas intellectuellement honnête. Que je sache, la fin du Bauhaus ce ne sont pas des gens qui ont décidé tout seul, un jour, de prendre le bateau pour les États-Unis ! Il me semble que c’est faire injure à l’histoire du Bauhaus qui était quand même un lieu insupportable au régime nazi !
Donc je veux bien qu’on parle du Bauhaus en ne parlant que de Kandinsky36, des formes… Mais cela me semble trahir le Bauhaus.
Cela me semble faire de la politique tel que, hélas, on en fait aujourd’hui en France ; faire de la politique en disant que surtout on n’en fait pas37.
Je pense qu’il faut revendiquer que toute production de signes publics est un acte politique.

A. Z. — Pour conclure on n’a donc aucune raison d’être pessimistes, malgré le coté minoritaire qu’il y a dans cette posture ?

J.-P. G. — J’espère bien.
Je pense que dans un système dominant il y a toute une série de contradictions et de fractures, de niches. Il faut lucidement prendre en compte ce qu’est un système dominant. Il faut alors choisir : on travaille avec les dominants ou on travaille avec les dominés, pour les dominés. Mais tout est possible. Je trouve que c’est mieux, au sens confortable, d’être un peu lucide. Si cela met un peu d’honnêteté dans la pratique c’est pas mal.
Je ne pense pas qu’on pense et qu’on réfléchisse vis-à-vis du consommateur comme on réfléchit vis-à-vis du citoyen. Mais c’est une hypothèse.



1 Le nouvel adage politique : la proximité. Cf. La légitimité de proximité.
2 Territorialisation : « processus par lequel des individus ou des groupes construisent et maintiennent des organisations spatiales. » Sylvy Jaglin
3 Cf. Éléments de chronologie.
4 Cf. Extension du domaine de la communication politique locale.
5 Par exemple, Pierre Bernard et Gérard Paris-Clavel l’ont évoqué dans les entretiens qu’ils nous ont accordés.
6 « On pensait alors qu’il fallait défendre ce terme contre l’envahissement anglo-saxon du terme design. » J.-P. G.
7 Les chemins de grue sont des voies ferrées mises en place pour la construction de grands ensembles. Associées à l’utilisation massive du béton et à l’industrialisation du bâtiment elles permettaient des édifications très rapides. C’était « le fordisme appliqué au bâtiment » selon l’expression de Roger-Henri Guerrand.
8 La Hochschule für Gestaltung d’Ulm en Allemagne, dite École d’Ulm, est fondée en 1953 sur une référence au Bauhaus. Elle est fermée en 1968. « L’objectif que l’École d’Ulm s’était donné à l’égard d’un contexte historique déterminé, était de former des concepteurs aptes (par une activité créatrice fondée sur des connaissances scientifiques, sur l’application de méthodes de travail rationnelles et une pertinence analytique des thèmes de recherche) à résoudre les problèmes issus de l’évolution des besoins d’une société hautement industrialisée. » Diego Peverelli.
9 André Malraux (1901-1976) : écrivain français, prix Goncourt en 1933 pour La Condition humaine, il se rapproche de de Gaulle à la sortie de la guerre et devient ministre de la propagande et ministre de l’information. Il soutient une politique étatique de la culture et, pour le faire rester au gouvernement, de Gaulle crée en 1959 le Ministère des affaires culturelles. Malraux le dirige jusqu’en 1969, il crée les Maisons de la culture et s’attache surtout à faire rayonner la France à l’aide des arts.
10 L’École des Ponts et Chaussés, fondée en 1747, est une grande école française dont la vocation première est de former les cadres de l’ingénierie et du génie civil.
11 L’École nationale de l’administration est une école fondée en 1945 avec la volonté de former des hauts fonctionnaires français. La fonction publique devait par là se trouver renforcée et démocratisée.
12 Le BTP (Bâtiments et travaux publics) est le secteur économique qui regroupe toutes les activités de conception et de construction des bâtiments publics et privés, industriels ou non, et des infrastructures telles que les routes ou les canalisations.
13 Le nom du collectif « Grapus » est l’abréviation de « crapules staliniennes ». Cf. Entretien avec Pierre Bernard et Entretien avec Gérard Paris-Clavel.
14
L’Atelier d’urbanisme et d’architecture (1960-1986).
15
« L’ENA, à l’opposé de l’image qu’elle a aujourd’hui, est issue du Programme de la Résistance : avoir des hauts-fonctionnaires qui faisaient passer l’intérêt général avant l’intérêt privé paraissait comme une conquête. Tous n’étaient pas encore des bureaucrates. » J.-P. G.

16
« Les élus communistes et républicains étaient réellement issus du peuple, ils étaient vraiment pâtissiers, métallos ou autres et la plupart du temps, de surcroît, résistants. » J.-P. G.

17
« Morin venait aussi du PC même s’il s’en est rapidement éloigné. Il s’est intéressé aux processus de changements (techniques, économiques, politiques, sociaux) et aux tensions qu’ils provoquaient. » Guillaume Sabin

18
« L’École de Chicago travaillait uniquement sur cette mégapole champignon dans la première moitié du XXe siècle et développa l’idée d’écologie urbaine (au sens de l’étude de la ville comme écosystème).  » Guillaume Sabin
19
L’École de Francfort est le nom donné, dans les années 60, à un groupe d’intellectuels allemands réunis autour de l’Institut de recherche sociale fondé en 1923. Connue pour ses illustres chercheurs, parmi lesquels on compte notamment Theodor W. Adorno, Max Horkheimer, Herbert Marcuse et Walter Benjamin. Son projet initial était d’accomplir une analyse critique des sciences sociales dans une perspective néo-marxiste.
20
Publicis, fondé par Marcel Bleustein-Blanchet en 1926, est actuellement le quatrième groupe de communication au monde (4.700.000.000 € de marge commerciale en 2007).
21
Charles Fiterman (aux Transports), Anicet Le Pors (chargé de la fonction publique et des réformes administratives auprès du Premier ministre), Jack Ralite (à la Santé) et Marcel Rigout (à la Formation professionnelle).
22
Le « virage de la rigueur » décidé par François Mitterand en 1983 marque la fin des espoirs socialistes, toujours ancrée dans les mémoires. Suite aux mesures ambitieuses de début de mandat – le « programme commun » –, la France connaît une crise économique avec la dévaluation du Franc. Les gouvernements successifs de Pierre Mauroy, de Laurent Fabius puis de Jacques Chirac font le choix de rester dans le système monétaire européens et s’en remettent à un fonctionnement d’économie de marché.
23
Daniel Boulet, créateur de l’agence RSCG Boulet et proche de Georges Frêche, est à l’origine de toutes les imposantes campagnes de la Ville de Montpellier : « Montpellier la surdouée », « Montpellier l’entreprenante »… Cf. Publicité des villes, publicité du champ politique.
24
« Confondre consommateur et citoyen, pour nous, c’est une des explications de la disparition de la gauche française par une autre gauche. » J.-P. G.
25
Cf. Éléments de chronologie.
26
Jean-Pierre évoque les manifestations de lycéens qui avaient lieu au moment de notre rencontre. Les lycéens se sont mobilisés contre les 11.200 suppressions de postes à la rentrée 2008, dont 8.800 dans l’enseignement secondaire.
27
Il faut noter que « la Ville s’est également récemment engagée pour une gestion publique de l’eau. Elle est adhérente du SEDIF (Syndicat intercommunal des eaux d’Île-de-France) qui a signé un contrat de délégation avec Véolia Eau jusqu’au 2010. » Compte rendu de la séance du conseil municipal du 18 mai 2006. Rappelons qu’en 2004, Véolia Eau, implanté dans 55 pays et nº1 au plan mondial, a réalisé 9.800.000.000 € de chiffre d’affaires.
28
La liste emmenée par Pierre Gosnat, membre du Parti communiste français, a été réélue dès le premier tour des élections municipales 2008.
29
Jean-Pierre aborde ici le remplacement des habitants « historiques » issus de la classe ouvrière par des habitants de classe moyenne, venant en grande partie de Paris.
30
Le maître d’ouvrage (MOA) est l’entité porteuse du besoin, définissant l’objectif du projet, son calendrier et le budget consacré. Il maîtrise l’idée de base du projet et est censé représenter à ce titre les utilisateurs finaux
à qui l’ouvrage est destiné. Le maître d’œuvre (MOE) est l’entité retenue par le maître d’ouvrage pour réaliser l’ouvrage, dans les conditions de délais, de qualité et de coût fixées par ce dernier conformément à un contrat.
31
Pour notre part nous avons interrogé deux responsables du journal Ivry ma ville (Cf. Un entretien à propos
du journal d’Ivry-sur-Seine) et ne nous sommes pas empêchés de critiquer ces journaux de collectivités dans
les chroniques Figuration humaine dans la communication locale et Le journal du Conseil général d’Ile-de-France.
32
« Il y a un vieux truc qu’on a fait avec Ne pas plier qui s’appelait Logotomie des villes. On a fait une étude avec Gérard Paris-Clavel et Isabelle De Bary, financé par le Centre Georges Pompidou, sur 400 communes
de France qui s’étaient toute dotées d’un logo. On avait non seulement analysé ces logos mais on avait pu, grâce à cette mission, avoir les argumentaires des publicitaires qui avaient produit les logos. C’était aussi passionnant que on a mis du gris parce qu’il y a de la matière grise, du bleu parce qu’il y a de l’eau… Ainsi après avoir produit quelques logos nous-mêmes, on est devenus extrêmement logophobes. » J.-P. G.
33
« On a emprunté cette terminologie à Pierre Bourdieu, lorsque, avec Gérard Paris-Clavel, on travaillait avec lui. » J.-P.G.
34
Cf. Un entretien à propos du journal d’Ivry-sur-Seine.
35
Cap’Com est une société privée qui propose des évènements et des formations à des élus, des responsables de communication et leurs services, des techniciens, des agences et des consultants qui s’intéressent à la communication publique et territoriale.
36
« Kandinsky envoya quand même, de son côté, un courrier au régime nazi pour préciser qu’il n’y avait pas de juifs ou de communistes au Bauhaus ! » Guillaume Sabin
37
« C’est un immense classique de toute politique de droite que de dire ce genre de choses. » J.-P. G.