David Stairs, Pourquoi le design ne sauvera pas le monde

Paru le 20 août 2007 sur le site Design Observers,
Why Design Won’t Save the World de David Stairs.
La version originale est à lire ici.

Cet article n'a certainement pas d'égal, en français comme en anglais,
c'est pourquoi je l'ai traduit pour ne rien en perdre et vous le soumettre.
David Stairs s'appuie sur la critique d'une exposition d'ambition philanthrope pour démonter le raisonnement naïf des designers occidentaux face à des causes et des cultures qui leurs échappent. Mais il ne s'arrête pas là et propose de réelles solutions auxquelles il participe déjà.

Pour ceux qui préfèrent, une version pdf réalisée pour rendre la lecture
plus agréable et l'impression facile est disponible là.


Reconstruction du village de Kalametiya après le passage du tsunami, Sri-Lanka, 2005




L’effort bien construit d’autres professions pour aider les nations appauvries fait déjà partie d'une légende et d’un héritage de l’altruisme global, mais les designers semblent lamentablement en retard. Après dix mois en Afrique, j’ai récemment visité le Cooper-Hewitt National Design Museum pour voir Design for the Other 90%. Je pensais, enthousiaste, trouver là une exposition à embrasser. Malheureusement j’ai très vite retrouvé ce choc des cultures, comme à chaque fois que je rentre en Amérique, qui n’est nullement diminué par une exposition censée compatir du bourbier de milliards de pauvres.

Design for the Other 90% est en grande partie parrainée par la Lemelson Foundation, un financeur direct de nombreux projets présentés comme KickStart, International Development Enterprises et WorldBike. Un telle tutelle semble assez bénigne : après tout, les commissaires ont bien dû commencer leur sélection quelque part. Cependant il faut ajouter à cela que la liste des conseillers de l’exposition inclut des personnes déjà sélectionnées pour y figurer. Quelle que soit cette nécessité en conseillers, ces liaisons sont de mauvais présages pour une exposition prétendant montrer le Changement des méthodes et des pratiques.

L’exposition est installée dans le jardin du musée sur la Cinquième avenue. Les habitués des musées retrouveront des objets qu’ils leurs sont d'ores et déjà familiers. Il y a l’omniprésent LifeStraw (lauréat du prix INDEX), un filtre à eau personnel et quelque peu onéreux qui réalise la même chose que l’eau bouillante mais plus rapidement. (Malheureusement, il ne protège pas les personnes l’employant — montrées ici buvant à la rivière — contre des infections transmises par le ver bilharzia nageant dans l’eau.) Il y a Big BodaBoda, une bicyclette utilitaire avec une remorque extra-longue pour transporter d’importantes charges. (Les vélos de transport que j’ai observé sont plus souvent poussés que montés, et il est peu probable que le dérailleur du Big BodaBoda supporte la contrainte des charges énormes — la raison pour laquelle la plupart des vélos en Afrique n’ont qu’une vitesse.) Ensuite il y a le One Laptop Per Child, l’encensé ordinateur mécanique à 100$ que pousse Nicholas Negroponte du MIT Media Lab. Ignorer le fait que le prix a grimpé à 195$, ou qu’une commande minimum de 250.000$ doit tout d’abord être passée, met le projet hors de portée de n’importe quelle organisation plus petite qu’Oxfam. (Pour concourir à l’éducation, je doute que ces appareils soient plus utiles que des cartes de géographie. Et les cartes, qui coûtent 40 fois moins, sont impossibles à trouver.)

Design For the Other 90% se fonde essentiellement sur des esprits bien intentionnés, des statistiques familières et le messianique appel à prendre conscience des disparités du monde. Une section transversale de nouveaux produits et services est le sujet d’un «showcase». Certains sont une réussite comme le réchaud à charbon Kenya Ceramic Jiko qui remplace spectaculairement l’efficacité de l’essence. D’autres comme Operation Village Health sont plus incertains ; ce projet avec le Massachusetts General Hospital propose un service de consultations médicales en ligne offert aux Cambodgiens de milieu rural. On croise également les légendes Peter Polak d’IDE et Martin Fisher de Kickstart qui se retrouvent légèrement en conflit; le premier affirme que les solutions les plus économiques sont les meilleures tandis que le second défend qu’en centralisant une production de masse de produits durables on créera des emplois et on réduira les coûts.

Certains problèmes peuvent être complexes à résoudre. Il y a peu de temps j’ai visité Gulu, l’épicentre de vingt années d’insurrection du nord de l’Ouganda, avec mon ami David Latim. David est né à Gulu mais il se sauve de l’Armée de Résistance du Seigneur en 1995 avant de rejoindre Kampala. Un jour je racontais une scène particulièrement horrible du film Hôtel Rwanda. Il répondit en décrivant un massacre semblable dont il avait été lui-même témoin à Gulu. Avant même le milieu de son récit j’étais pétri de honte en voyant comment j’avais pu comparer ma culture de cinéma avec son expérience de la vie. Mon bien intentionné faux-pas est à l’image du défi qui attend les étrangers. On ne peut même pas se figurer les vicissitudes de la vie dans des endroits si distants.

La connaissance à distance est ainsi une part des problèmes des commissaires qui montent une telle exposition. C’est aussi le prix que l’on paye, en Occident, de notre existence à travers les médias. Trop souvent les solutions des designers sont des solutions à distance, même pour ceux qui ont travaillé des années dans les pays en développement (moi compris). Du catalogue il n’y a qu’une observation de Martin Fisher que je pourrais relever : il explique comment les familles pauvres aiment préparer le repas du soir à l’intérieur, quand les fours à énergie solaire sont considérablement moins efficaces - une observation contredite par l’exposition d’une cuisinière solaire faite à partir de pièce de vélo. La connaissance à distance conduit également à une critique naïve — comme les préoccupations futuristes de Natalia Allen, portées sur le manque d’attention esthétique de l’exposition : «Est-ce que la beauté ne devrait pas être considérée quand on crée pour les communautés les plus pauvres?» Quand on prend en compte ces communautés, ce genre de questionnements rhétoriques explique pourquoi tant d’initiatives occidentales en matière de design ne sont pas viables.

Hippo Roller

La seconde erreur affligeante de nos réflexions est ce que je nomme l’instrumentalisation : c’est l’idée que la solution vient le plus souvent grâce à la technologie. Les concepteurs sont particulièrement réceptifs à cette illusion, peut-être parce qu’ils sont souvent formés pour résoudre des problèmes dans l’immédiat plutôt qu’à long terme. À titre d’exemple, les bidons à eau Hippo et Q sont des inventions efficaces pour soulager du dur travail de portage mais ils sont moins efficaces qu’un jerrican sur la tête quand il faut passer par des chemins tortueux, étroits et accidentés. Il y a aussi, dans le catalogue, cet Indien travaillant à repasser des vêtements et éclairé grâce à l’énergie solaire, mais qui utilise un fer à repasser alimenté par du charbon. Dans la même veine, le PermaNet — une toile traitée anti-moustiques — repousse deux fois plus les insectes que les toiles traitées actuelles. Malheureusement, comme il est installé dans l’exposition il ne touche pas le sol ; c’est précisément les inadvertances dans le monde réel dont tirent profit en Afrique les insectes vecteurs de maladies.

La troisième erreur est la pensée gargantuesque par laquelle on se donne l’impérieuse nécessité de loger la population mondiale, éliminer les maladies et renverser le réchauffement climatique. (Ainsi je préfère le onesmallproject de Wes Janz au Massive Change de Bruce Mau.) Les Objectifs du Millénaire pour le Développement convenus pas les Nations Unies sont suivis avec un retard croissant et — sans surprise — le catalogue de Design for the Other 90% fait référence à nombre d’entre eux. Les « crises humanitaires internationales » et « les projets viables [...] permettant aux personnes de satisfaire leurs besoins fondamentaux » ont grandis comme la nouvelle forme de la dîme séculaire. Mais alors que nous redéterminons fidèlement ces objectifs louables, ils deviennent plus distants et irréalistes chaque jour. Ce n’est pas pour dire que de tels buts ne sont pas importants comme idéaux mais tandis que l’objectif de 0,7% de PIB (inclut dans les OMD de l’ONU) pourrait être réalisable dans des pays au niveau de vie élevé et à la population restreinte (comme la Norvège ou le Danemark), le montant moyen de donation de l’économie la plus puissante (devinez qui ?), à 0,01%, fait de l’application des OMD un rêve repoussé.

Est-ce que les designers de pays développés peuvent offrir  des réponses réalistes ? Un point de départ pourrait être de reconnaître que dans de nombreux cas nous n’avons pas à refaire les autres personnes ou les autres sociétés à notre image, ou à notre goût. L’idée d’une intervention de design — viable ou pas — peut être intrusive pour des gens qui sont encore enserrés dans 150 ans d’intervention coloniale. (Vous ne pouvez pas vous complaire naïvement dans une société patriarcale et préconiser agressivement l’égalité des chances pour les femmes, ou offrir des forages et des pompes aux fermiers sans prendre en considération la vie sociale des bergers nomades.) Vivre parmi eux en apprenant à apprécier leurs valeurs, leurs perspectives et leurs moeurs sociales est une excellente voie pour la recherche en design. (À leur crédit, Polak et Fisher ont passé un temps considérable à l’étranger, pas simplement en tant qu’utilisateurs-enquêteurs, mais vivant et travaillant avec leurs clients-associés.) L’éducation est également un moyen d’apprentissage merveilleux, comme par exemple exiger une seconde langue. Mais combien de programmes d’études de design soutiennent — et encore moins mettent en avant — de telles initiatives globales ? Le premier cursus de design produit en Ouganda vient d’être mis sur pied à l’Université de Kyambogo. La création et le développement de telles initiatives vont nécessiter la mobilisation de bien plus de designers.

J’espère qu’il y aura plus de réponses avancées - et plus de questions posées - en marge de cette exposition du Cooper-Hewitt Museum. En l’état, ce « design showcase » sur la Cinquième avenue de New York semble très loin des exigences des cinq-sixièmes les plus pauvres du monde. Tant que les designers et les commissaires d’expositions de design dépenseront leur temps dans l’autocritique ils seront loin d’encourager les dialogues ou les études qui provoqueraient un changement effectif pour les milliards de personnes réellement dans le besoin.



Notes

Design for the Other 90% est à voir au Cooper-Hewitt National Design Museum de New York jusqu’au 23 septembre 2007.

David Stairs coordonne la section design graphique à l’Université Centrale du Michigan. Il a créé et dirige le Design-Altruism-Project et il est directeur exécutif de Designers Without Borders.

La traduction est donc de moi-même (Adrien Zammit), c'est sûrement un peu brouillon mais j'y apporterai sans fautes [sic] des retouches (vos commentaires sont les bienvenus à ce sujet). Histoire de pouvoir lire, relire, faire lire ou distribuer cet article, la version papier a été faite exprès. De quoi élargir sa portée didactique!