Entretien avec Alix Neyvoz

«Je suis étudiante en quatrième année à l’ESAG Penninghen à Paris.
Je travaille actuellement sur un petit projet d'édition* dont le thème est ‘la notion de risque en graphisme’, support, message ou organisation.
J’aurais aimé savoir si vous accepteriez de me donner une petite interview, votre point de vue sur cette notion et – pourquoi pas – quelles ont été vos propres prises de risques.» […]
«Ces textes feront l’objet d’une publication unique, dans le cadre d’un sujet proposé par Charlotte Cheetham (Manystuff) et encadré par Bernard Baissait (ex Compagnie Bernard Baissait) et Vincent de Hoÿm (à 2 c’est mieux). Je vous ferai parvenir par courrier un exemplaire photocopié.»

Alix Neyvoz, 2 et 5 janvier 2011.

(*Il s’agit du même projet dans le cadre duquel Morgane Coster nous avait précédemment interrogé sur d’autres thématiques.)

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Certains parlent de vous en utilisant les termes de «derniers graphistes français engagés». Selon vous, la prise de position est-elle nécessaire à la création? Si oui, de quelle manière et pourquoi choisissez-vous de participer à un projet plutôt qu’à un autre?

Nous entretenons une relation paradoxale – sinon conflictuelle – avec la notion d’«engagement», notion qui nous est souvent collée ; si certains, comme peut-être nous, seraient engagés, cela amène-t-il l’idée que d’autres ne pourraient ne pas l’être? Que veut dire «être désengagé», ou «être neutre», quand on produit des objets qui intègrent les espaces publics et privés, interfèrent ou prolongent des pratiques, des idées, modifient des perceptions, des environnements…
Aussi nous pensons la neutralité et le désengagement purement impossibles, ceux qui pensent ainsi sont pour nous dans le déni, ne font que se voiler la vérité des enjeux bien réels et complexes que leurs productions supportent (par naïveté ou de manière désenchantée).
Cela ne signifie pas forcément que ces enjeux soient pervers ou néfastes, mais malheureusement quand on n’a pas une bonne maîtrise de ce pour quoi on travaille (les enjeux sous-jacents à son travail), on ne peut que reproduire par automatisme les idées dominantes – pas toujours pertinentes et jamais subversives. Idées qui ont précédemment acquis leur place «d’évidences» car elles servent bien sûr les intérêts des dominants.

Donc par rapport à ça, nous refusons la possibilité de ne pas être «engagés». Pour définir notre pratique, nous parlons plutôt de militantisme, c’est-à-dire qu’en plus d’avoir et de supporter certaines idées – comme tout le monde le fait, à son insu ou pas –, nous nous positionnons de manière souvent radicale dans des projets eux-mêmes très volontaristes.
Cette prise de position intime, que l’on peut juger «forte», est avant tout pour nous une nécessité.

Nous ne sommes ni les premiers ni les derniers à avoir cette nécessité et pensons, qu’après les «euphoriques» années 1980 et les moribondes et statiques années 1990-2000, nous serons de plus en plus nombreux ; les luttes politiques vont à nouveau pouvoir cristalliser les indignations en mobilisant de très nombreuses énergies et en déployant de nouveaux imaginaires, de nouvelles formes. (On peut observer de tels mouvements depuis plusieurs années dans les luttes en Amérique latine.)

Au sujet de la création artistique, nous croyons bien entendu qu’un positionnement marqué et ambitieux est à la racine de toutes les pratiques de création intéressantes (mais à lui seul il ne suffit pas).

La manière dont nous choisissons nos projets actuellement est «par défaut», les demandes de collaboration étant suffisamment nombreuses pour que nous n’ayons pas à mener de recherches. Ces demandes sont dans la majorité des cas très intéressantes (il s’agit là d’une grande chance pour nous), nous amenant à ouvrir nos réflexions sur de nombreux sujets sociaux et politiques, à poursuivre des «chantiers» personnels, à développer notre expression graphique sur de nombreux supports.
Quand nous refusons un projet, c’est le plus souvent par manque de temps (nous ne nous engageons que si nous avons les moyens d’être pertinents, et pour ceci il faut prendre le temps de rencontrer, se renseigner, réfléchir, expérimenter et être rigoureux sur les mises en forme finales). C’est aussi parfois une question de personnes car, ne travaillant que sous l’angle de la collaboration, le «goût pour l’autre», l’amitié, sont nécessaires.

Dans le premier point de vos Hypothèses, vous commencez le texte ainsi : «Nous prenons la politique comme champ d’action.» En tant que graphistes que pensez-vous de la manière dont est aujourd’hui traité le discours politique?

Cette question laisse à penser un amalgame entre la politique comme nous l’entendons et la politique dans son entendement médiatique.

Cette dernière, la politique comme propriété professionnelle d’experts-politiciens, comme source intarissable de spectacle pour rédactions sans journalistes, n’est pour nous, globalement, qu’une mascarade médiocre, ayant cependant – et tragiquement – des responsabilités de tout premier ordre dans nos vies quotidiennes et notre environnement.
Le discours politique est vide, son rôle est de nous entretenir dans la croyance et de nous faire avaler des couleuvres… son traitement (médiocre) reflète bien sa consistance (médiocre). Nous serons parmi les derniers à avoir la volonté de donner une âme ou une crédibilité à ces amas de «bonnes paroles», de formules toutes faites, de raccourcis grossiers et autres mensonges.

La politique comme nous l’entendons a attrait à une définition que l’on peut dire philosophique et élargie. Le point 36 de nos Hypothèses comporte deux définitions :

« La politique ne dessine pas plus que le contour, ou les contours pluriels, d’une indétermination dans l’ouverture de laquelle des affirmations peuvent avoir lieu. La politique n’affirme pas, elle fait droit aux exigences de l’affirmation. Elle ne porte pas le ‘sens’  ou la ‘valeur’ , elle rend possible qu’ils trouvent place, et que cette place ne soit pas celle d’une signification achevée, réalisée et réifiée, qui pourrait se revendiquer comme figure accomplie du politique.»
Jean-Luc Nancy

« La politique participe à reconfigurer le partage du sensible, introduit des sujets et des objets nouveaux, rend visible ce qui ne l’était pas et fait entendre comme parleurs ceux qui n’étaient perçus que comme animaux bruyants.»
Jacques Rancière

Un site regroupant les travaux de l’atelier mais aussi un blog, acteur autant que spectateur, pourquoi était-il important pour vous de créer ce blog? Et selon vous quels peuvent être les risques liés à internet vis-à-vis de la communication?

Plutôt qu’«un blog, acteur autant que spectateur», nous dirions «deux personnes, praticiennes et critiques». Le blog est pour nous un outil, très pratique, pour pouvoir partager nos travaux et nos idées (et c’est très important pour nous). Mais aussi archiver notre parcours et en garder une trace visible.
La publication régulière et quasi-exhaustive de nos travaux est pour nous une évidence vis-à-vis de nos exigences de qualité et de sincérité. (Enfin, c’est aussi une manière d’être actifs dans un réseau.)

Depuis le début de ce blog, nous publions ou évoquons également des travaux dont nous ne sommes pas les auteurs et qui sont constitutifs de notre culture (tout autant que nos propres expériences). Au fil de ces diverses publications, une sorte d’identité hétéroclite et généreuse peut émerger, et c’est peut-être un moyen de rendre obsolètes les étiquettes grossières qu’on pourrait nous coller. Car ce que nous souhaitons c’est proposer un positionnement politique qui soit vivant, coloré, heureux.

Le principal risque que l’on peut rencontrer au sujet d’Internet pris comme outil de communication, est de croire que ce support remplace – ou du moins domine – tous les autres. Le développement extraordinaire d’Internet a permis la mise en place de formes d’échange rapides et multimédias, tout en n’apportant que très peu de changements dans les comportements de chacun (la proportion entre comportements consommateurs et comportements critiques n’a pas changé). Le rapport individualiste – isolé physiquement des autres –, qui est d’usage avec le support Internet, a ses limites et, à défaut d’avoir des programmes d’éducation populaire, l’accès aux sources d’informations de qualité (critiques, rigoureuses et indépendantes) reste par exemple limité à une petite partie de la population.

Ainsi, si nous défendons l’usage rigoureux et inventif d’Internet en réponse à de nombreux besoins de communication, nous réfléchissons toujours la question des supports de manière comparative ou complémentaire ; si un site Internet est par exemple pratique et économique pour partager de nombreuses ressources et laisser une trace de ses travaux, il n’en reste que la puissance visuelle d’une affiche, les qualités tactiles d’un beau livre, la grande taille et la fragilité d’un journal, la préciosité et la volatilité d’un petit tract, etc. sont des qualités à ne pas abandonner au moment de réfléchir une action de partage ou de communication.

En voulant parler de la notion de «prise de risque» en graphisme, je me suis plus généralement demandé quels étaient les graphistes, ceux et celles qui se dégageaient le plus dans le paysage actuel. Avez vous votre propre idée de la question?

Nous avons du mal à percevoir ce que l’on peut entendre avec cette notion de prise de risque en lien avec le graphisme. Voilà trois réponses différentes (avec quelques exemples de graphistes français parmi ceux que nous connaissons).

Est-ce une question au sujet de l’organisation du travail?
Vis-à-vis du statut, être «indépendants», artistes auteurs à la Maison des artistes, nous exposent à une certaine précarité par rapport aux statuts de salarié, d’intermittent ou de fonctionnaire. Vis-à-vis de la pratique, peu de personnes mettent en place autre chose que l’individualisme ou le pyramidal.
Dans les collectifs comportant plus de deux membres et fonctionnant de manière «horizontale» : Grapus, Labomatic… (les exemples ne courent pas les rues!)

Est-ce une question portant sur les expérimentations plastiques?
Rares étant les graphistes affirmant un positionnement d’artiste et proposant des formes étonnantes, intrigantes, surprenantes, spectaculaires, posant problème… (Tout en répondant à des commandes bien entendu, sans quoi nous ne sommes pas sûrs qu’on puisse parler de graphisme.)
Michel Quarez, Paul Cox, Fanette Mellier & Grégoire Romanet, Helmo, Gérard Paris-Clavel, Vincent Perrottet & Annette Lenz, Pierre di Sciullo, Philippe Millot, Emmanuel Romeuf & Tom Henni, Ronald Curchod, Pierre Bernard, Coline Sunier & Charles Mazé, M/M, Frédéric Teschner, Matthias Schweizer… sont autant de talentueux et exigeants artistes évoluant dans le champ du graphisme.

Est-ce une question sur la méthodologie et la manière de réfléchir les projets?
Certains graphistes ne se contentent pas de répondre aux commandes mais font l’effort de «questionner la question» (comme Laurence Madrelle avec Jean-Pierre Grunfeld), de créer de l’altérité au sein des sujets (comme Vincent Perrottet, Philippe Millot…) jusqu’à participer très activement aux contenus même (Gérard Paris-Clavel), tandis que d’autres n’hésitent pas à se lancer des propres défis de manière auto-produite (Pierre di Sciullo, Pascal Le Coq, Think experimental).

«Se risquer à», c’est s’aventurer, s’essayer à quelque chose de nouveau, d’inconnu. Y aurait-il certaines choses que vous aimeriez expérimenter dans l’avenir?

Quelques idées dans nos tiroirs…

Aider à mettre en place des outils de communication pour des amateurs
Nous avons déjà eu l’occasion de se pencher sur le sujet avec un journal de quartier pour Fontenay notamment, mais sans doute nous devrions multiplier les expérimentations à ce niveau là… car la communication que produisent les amateurs est très présente dans notre environnement, et si elle est souvent chargée d’ambitions, au final, ces productions ne proposent que rarement des formes pertinentes ou étonnantes.
Aussi nous pensons que mettre en forme et diffuser ses idées grâce à des objets de communication (comme créer un journal par exemple) est une formidable source de plaisir, d’apprentissage et de participation active à la vie d’un groupe social.
Chez nous, ce questionnement vient aussi d’un positionnement sceptique face aux systèmes de charte graphiques, des soi-disant «boîtes à outils» qui sont presque toujours dogmatiques et abrutissantes pour ceux qui en ont l’usage – leurs sensibilités étant fortement bridées par des règles, des interdits, des obligations… Sans doute y a-t-il des alternatives à ces «recettes»?

Une collaboration en continu
Travailler, de manière très régulière et sur un temps relativement long, sur toutes les réalisations graphiques de la communication d’un lieu, d’une structure. Le modèle de la résidence est une curiosité qui nous attire particulièrement – comme Akatre (et DeValence avant eux) avec Mains d’Œuvres. Mais des collaborations plus «classiques», comme avec un théâtre par exemple (Vincent Perrottet et Annette Lenz avec le Relax de Chaumont ou la Filature de Mulhouse, M/M avec le CDDB de Lorient, Pascal Béjean, Olivier Körner et Nicolas Ledoux avec les Amandiers à Nanterre…) seraient aussi pour nous très excitantes.

Des interventions pédagogiques
En positionnant nos travaux par rapport à des enjeux d’éducation populaire, la pédagogie est un champs dans lequel nous devrions expérimenter un prolongement logique de notre pratique graphique. (Quelques thèmes de travail potentiels : le partage «gratuit» et l’échange critique, la méthode de travail en collectif, l’émancipation intellectuelle via des pratiques «construites», l’expression plastique subjective comme moyen de communication, l’économie de moyen comme outil de conception…)

Travailler dans la ville
La ville nous pose question, nous ne saurions trop lui donner une définition et des contours mais intimement nous savons qu’il s’y joue beaucoup de choses d’importance et qui nous touchent. Travailler en collaboration avec des architectes, des urbanistes, des paysagistes, des sociologues, sur et dans la ville, nous projetterait sans doute dans de palpitantes recherches aux résultats non prévisibles.

Agrandir notre atelier
Dans un futur relativement proche, il serait sans doute très intéressant pour nous d’accueillir une ou deux personnes (dans un premier temps) au sein de l’atelier, non pas comme assistants mais comme collaborateurs, comme alter ego. Cela impliquerait de créer de nouvelles conditions de partage et de travail en collectif, en ré-imaginant certaines méthodes, en mettant de l’énergie à encourager, en faisant part de patience… Une telle évolution de l’atelier serait une rupture de notre petit «trait-train»!