Thomas More, L'Utopie

Il était temps pour moi de me livrer à la lecture de cet ouvrage historiquement incontournable. Malgré que les «classiques» soient pas franchement mon truc. Et c’était pas si mal que de découvrir l’Utopia («lieu qui n’est nulle part»), première du nom, même si le style de l’écriture est évidemment un peu raidasse — et encore, je n’ai pas été chiche de le lire en latin dans le texte!

J’aime beaucoup le sous-titre d’origine, très éloquent : Sur la meilleure forme de République, et sur la nouvelle île d’Utopie, un petit livre véritablement excellent, non moins salutaire que divertissant.


Planisphère de Waldseemüller, 1507.

Écrit en 1516 dans l’enthousiasme de la découverte de l’Amérique — deux récits du navigateur Vespucci, Nouveau Monde (1503) et Quatre Navigations (1507, inclus dans L’Introduction à la Cosmographie), peuvent se targuer d’être parmi les premiers bestsellers de l’imprimerie — et le développement de l’humanisme en Europe, le livre est en fait double. Le premier dépeint l’Angleterre de l’époque, couleur dystopique. Le second rapporte l’organisation politique, les mœurs, les us et coutumes des Utopiens. Le tout est narré par le dénommé Hythlodée (un nom créé à partir de racines grecques, comme bon nombre dans le livre, et qui signifie «l'expert en balivernes»), une sorte d’aventurier fraîchement rentré en Europe. Après avoir accompagné les voyages de Vespucci, il a pris part au groupe resté sur place après la troisième navigation. Avec quelques comparses, il entreprit de poursuivre l’exploration du Nouveau Monde, jusqu’au jour où il découvrit l’île d’Utopie (une île approximativement aussi grande et aussi peuplée que l’Angleterre d’alors). Il y séjourna cinq ans, avant de se dire un truc du genre «C’est trop le top ici, faut vraiment que j’rentre en Europe raconter tout ça.» Entre nous soit dit, il aurait mieux fait d’y rester.

Comme Platon et son Atlantide, on est ici dans une fiction, avec un récit cadre (Thomas Morus, alors émissaire anglais en Flandres, rencontre et papote avec Hythlodée) qui accrédite la véridicité du récit de voyage. Cette construction littéraire est très efficace, elle permet à More de poser à la fois des idées alternatives sur tout un tas de sujets et, en creux, une critique de la politique et des conditions de vie en Europe au début du XVIe siècle, le tout en avançant «protégé». Le livre n’en finit pas moins sur une note réaliste du narrateur : «Je confesse facilement qu’il y a en la République de Utopiens bien des choses que je souhaiterais voir en nos villes de par-deça, sans pourtant véritablement l’espérer». Thomas Morus garde les pieds sur terre, mais où Thomas More se situe vraiment?


La seconde version de la carte de l’île d’Utopie (1518) par Ambroise Holbein et l’alphabet utopien.

Au programme d’Utopie, bien de belles choses dont certaines sont encore brûlantes! Tout d’abord : l’argent et la propriété privée n’y existe pas. Bim! J’adore. La représentation politique est très démocratique (chaque trentaine de familles réélit chaque année un syphogrant, les 200 syphogrants qui forment le sénat élisent un «roi» parmi les quatre candidats choisis par le peuple). La philosophie en œuvre est très proche de l’épicurisme, avec un véritable amour pour la nature. L’agriculture est l’affaire de tous, les laboureurs tournent tous les deux ans et pour la moisson tout le monde se pointe. Les principaux autres métiers sont drapier, tisserand, maçon, charpentier et forgeron. On peut d’ailleurs changer de métier en demandant à faire un apprentissage. À noter que la journée de travail est de 6h! Les pénuries ils ne connaissent pas, ils font même du commerce de leur surplus (ce qui ramène de l’or dans le trésor public, cet argent ne servant que pour les relations extérieures, notamment les guerres qu’ils subissent mais ne perdent jamais). Les repas se font en commun dans de grandes salles, rester manger chez soi c’est plutôt la loose. Différents cultes sont pratiqués et tous tolérés. La justice est construite sur peu de lois et fonctionne très bien, avec des juges élus et très appréciés (la peine de mort est rarement pratiquée, les condamnés sont mis en servitude pour le bien commun tout en étant très bien traités). Côté famille et relation homme-femme ça reste un peu réac, enfin pour aujourd’hui, mais quand on voit combien le sujet est encore à ce point «sensible», on se dit qu’à l’époque c’était même pas la peine d’y toucher. Chose étonnante par contre, l’euthanasie y est pratiquée. La santé est d’ailleurs une chose très importante chez les Utopiens, cela nous ramenant à l’hédonisme (vivre en ascètes, trop peu pour eux). Il ne garde du stoïcisme que la notion de vie après la mort, je ne doute pas que More était quelque peu chrétien. Enfin bref, on pourrait dire que c’est du vrai communisme et, comme le souligne Guillaume Navaud (l’éditeur de la version Folio que je me suis procurée), «Hythlodée remotive le sens étymologique du mot [République], res publica, c’est-à-dire la chose publique, le bien public. La seule vraie République est celle où tout est public ou commun, et rien n’est privé.»