Entretien avec Mateo Broillet

«Dans le cadre de mon projet de mémoire de troisième année développé à l'École cantonale d'art de Lausanne avec Alexandru Balgiu et Deodaat Tevaearai, je souhaite poursuivre une réflexion sur la notion de formes et d'images politiques. Dans ce sens, je souhaite savoir si vous seriez disponibles pour un entretien composé de quelques questions sur votre pratique et votre engagement.»
Mateo Broillet, 4 janvier 2014.

Les questions de Mateo nous ont intéressé, notamment celles qui touchent des sujets que nous n’avions pas eu l’occasion d’aborder jusqu’ici (dans la rubrique «Textes Formes Vives» vous pouvez retrouver nos précédents entretiens écrits avec des étudiants). Du coup, nous avons pris le temps d’y répondre tous les trois, de manière détaillée (c’est un peu long!). Les images qui accompagnent l’entretien sont pour la plupart extraites de notre site (elles renvoient aux travaux en question).


1 — Vous avez les trois étudié à l’Ensad, une «grande école» française, qui possède des moyens bien plus généreux que la plupart des autres établissements artistiques. Comment avez-vous construit votre rapport à cette école, dans sa portée historique et dans cette fameuse dualité entre le modernisme et la pâte de l’affiche «franco-polonaise»? Quels souvenirs gardez-vous de votre engagement militant dans ce «microcosme politique» qu’est une grande institution scolaire comme les arts décoratifs de Paris ?

A : Notre rapport à cette école s’est d’abord construit individuellement, c’est une lapalissade : comme ailleurs, les étudiants y sont évalués individuellement (le système de notation peut être considéré comme une des bases de la compétition scolaire) et une part du parcours dans l’école est personnalisé (choix de la section mais aussi choix de certaines options). Élément tout aussi important : la pédagogie des Arts déco (comme celle des écoles d’arts) est moins une affaire de programme qu’une transmission «incarnée» via des enseignants reconnus («célèbres» même pour certains), tandis que l’histoire de l’art est amplement établie sur les prouesses d’artistes géniaux, avec le mythe du bohème qui n’est jamais bien loin, ou celui de l’artiste en marge de la sociét酠sans parler des logiques individuelles dans lesquelles le système libéral ne cesse de tous nous contraindre. Tout cela pousse implicitement les étudiants à se positionner de manière plus ou moins autocentrée.

Cela pour dire qu’à mes yeux, la particularité principale de nos parcours aux Arts déco de Paris, a été de réussir à glisser vers des pratiques collectives, à l’intérieur même de l’école. Nous nous sommes tous les trois retrouvés à travailler en 2007, de manière très intense pendant trois mois, à un journal d’école indépendant, un fanzine subversif et coloré qui a compté plus de 40 participants (et dont Nicolas et moi-même étions parmi les plus actifs) et paraissait chaque semaine.



Ensuite nous nous sommes associés avec Nicolas pour réaliser notre mémoire de fin d’étude (Citoyen-graphiste, partisan de l’intérêt général, 2008), avant de poursuivre cette collaboration avec notre travail de fin d’étude (Chantier — militant-graphiste, 2008-2009) puis, dans une prolongation logique, nous avons monté l’atelier Formes Vives sous sa forme actuelle (collectif de graphistes-dessinateurs éclaté dans plusieurs villes).

Geoffroy, de son côté, a aussi fait partie de l’aventure du journal des Arts déco (qui n’avait pas de titre), puis en a monté un autre avec d’autres gay-lurons (Gang Bang, 2008-2009). En 2011, il a fait partie d’un collectif d’étudiants ayant mis en place une grève sous la forme d’un workshop autogéré par les étudiants. Enfin, son projet de fin d’étude (Un Instant mon petit, 2011-2012) s’est réalisé en collaboration avec une étudiante de design d’objet, Carmen Bouyer.

Toutes ces aventures collectives sont de très très bons souvenirs! Des histoires politiques mais d’abord d’amitiés.



N : L'Ensad, c'était chouette.

Mon engagement dans l'école était une suite et une continuité de celui que j'avais avant et à côté de l'école, un engagement politique dans les marges plutôt que dans l'institution, dans la rencontre, dans le plaisir.

Je n’ai pas vécu cette «dualité entre le modernisme et la pâte de l’affiche franco-polonaise», peut-être parce que je n'étais pas en Design graphique (mais en Image imprimée). Je me souviens de guerres de pouvoir plus que de conflits de sens. Après, c'est la découverte d'un monde très protégé, parisien.

A : La dualité entre le modernisme (entendu comme le modernisme venu d’Allemagne, des Pays-Bas puis de Suisse?) et la famille des affichistes «franco-polonais» (je pourrais aussi parler d’une forme de modernité à leur endroit) ne se faisait pas franchement ressentir dans la section Design graphique / multimédia. La division de la section en deux «tribus» (d’un côté l’équipe Widmer, de l’autre l’équipe Grapus) appartenait au passé. Des héritiers du Bauhaus déclarés (dont une partie sont avant tout des opportunistes avisés) ont réussi à faire le ménage même si en 2e année j'ai eu le plaisir d’avoir Pierre Bernard parmi mes enseignants, avant son départ en retraite ; c’est une personne qui m’a clairement marqué. Au moment de notre diplôme, avec Nicolas, Ruedi Baur commençait tout juste à prendre le pouvoir dans la section.

G : Pour ma part, j’ai donc étudié entre 2007 et 2012 à l'Ensad. L’enseignement en Design graphique n’était plus du tout du côté de la «patte franco-polonaise». J’ai tenté de trouver quelque chose d'approchant en suivant les options de dessin et de sérigraphie ou en allant faire mon Erasmus à la KHB Weissensee (Berlin), en suivant là-bas les cours d’Alex Jordan. Et d’un autre côté, je ne dirais pas non plus que l’enseignement était totalement moderniste puisque il y avait cette vague numérique qui amenait plutôt un espèce de chamboulement global avec beaucoup d’amnésie à l’endroit de l’histoire de l’art en général et du graphisme en particulier.

Même si, vers la fin de mon cursus, le «modernisme tardif» s’installait — insufflé par nos cours de typo avec André Baldinger, Philippe Millot, Alexandre Dimos —, c’est plutôt le «design d’interaction» qui s’imposait avec une personne comme Ruedi Baur et beaucoup de théorie.


2 — Vous avez écrit vos hypothèses de travail en juin 2009, lorsque vous terminiez vos études à l’Ensad, sauf pour Geoffroy il me semble. Trois ans et demi après, quels enseignements tirez-vous de vos postulats ? Et quels points vous semblent-ils, au contraire, biaisés?

N : Le style de nos hypothèses est très empreint de nos lectures de cette époque, c'est assez touchant, aujourd'hui on écrirait peut-être la même chose mais ce serait avec d'autres mots. On tient assez bien cette ligne énoncée il y a quatre ans, on s'en écarte parfois mais jamais sans que ça fasse débat au sein de Formes Vives.

A : Ce texte a été écrit pour parachever notre parcours d’étudiants et notamment une année et demi de recherches tous azimuts (le texte lui-même a été rédigé assez rapidement). Il faut le prendre pour ce qu’il est : un manifeste de jeunes graphistes, des prises de positions très volontaristes, réfléchies dans le cadre d’une recherche. Un texte qui s’adresse d’abord à nous-mêmes.

Mais nous pensons qu’il résonne toujours avec notre travail, articles après articles nous pourrions citer plusieurs productions ou rencontres valant comme exemples concrets. (Ce serait un peu long à écrire!) Nous assumons aussi une part de contradictions avec certaines expériences, mais nous tâchons toujours de faire de notre mieux.

G : Pour ma part, je me réfère encore à ce texte qui a été écrit lorsque j’étais au début de mon cursus (entre 2e et 3e années) et il m’a servi de référence pendant pas mal de temps.

Son côté frontal, assumé, un peu tendu, où tu sens qu’il y a du cœur à l’ouvrage, à quelque chose de la lutte qui me semble très important de conserver dans Formes Vives même si peut-être intérieurement les choses ont bougé, dans le sens où nous pensons encore que toutes les hypothèses sont valables mais les moyens à mettre en place se sont possiblement détendus?


3 — Pendant ma scolarité à l’ECAL, j’ai trouvé très pesant la présence de gigantesques open spaces pour travailler sur des images. Quelle importance accordez-vous à l’espace, que ce soit pour vos mandats, ou dans un cadre éducatif?

G : Un espace idéal serait un lieu où les meubles, plutôt légers, peuvent se bouger, se déplacer facilement, où l’on peut accrocher des choses, il y a de la lumière naturelle, de l’eau, un endroit pour faire du café et du thé, et où l’on peut se retrouver pour manger, mais aussi des coins plus confidentiels pour bosser et s’approprier un espace. Il y a des livres et de quoi écouter de la musique.

A : Pour certains temps de travail, et notamment les workshops, nous aimons les espaces qui permettent, voire qui invitent, au bricolage, à la peinture, que l’on peut salir, qui permettent de déborder sur l’extérieur… Des espaces plein de possibles et où l’ordinateur n’est pas central, juste un outil parmi d’autres.



Dans notre pratique quotidienne, Nicolas (à Brest) et moi (à Marseille) faisons le choix, pour l’instant, de travailler à notre domicile (mais j’ai pu partager pendant deux ans un atelier à Paris), Geoffroy a un bureau dans un atelier collectif à Nantes.

N : Je travaille tout seul à la maison, pour l'instant. J'aime bien. Pour l'instant.

A : C’est un côté frugal avec lequel on s’arrange bien. En parlant d’espace de travail, on pourrait aussi évoquer ce qu'il y a autour, comme le repas du midi, la situation urbaine, on pourrait parler de nos choix géographiques : chacun a rejoint sa région de cœur, dans laquelle il compte des amis, de la famille, des souvenirs, des paysages aimés…


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4 — Comment avez-vous commencé à collaborer ensemble? Et comment avez-vous été amenés à considérer la politique comme un «champ d’action», de ce «partage du sensible»? Est-ce que ces questionnements ont-ils eu une importance déterminante dans votre choix de devenir graphistes avant de débuter votre formation?

N : J'ai fait les Arts déco pour faire du graphisme et de la bande dessinée. J'en faisais déjà dans un milieu associatif brestois plutôt militant, branché éducation populaire. Comme je l’évoque plus haut (question 1), les Arts déco c'est ma rencontre avec la bourgeoisie culturelle (pas que les élèves, aussi les profs, les gens autour…), plutôt social-démocrate, très individualiste. Il n'y avait pas tant que ça de gens prêts à construire du commun. Adrien en faisait partie, Geoffroy aussi.



A : Pour ma part, mon positionnement critique et mon apprentissage en arts appliqués ont évolué parallèlement, tout au long de mon parcours scolaire : j'ai d'abord fait un baccalauréat arts appliqués, ensuite un premier cursus (BTS) en design d’objet, avant de rentrer aux Arts déco en design graphique. Petit à petit, mes prises de conscience se sont faites, et c’est avec le design graphique qu’il m’a semblé trouver le meilleur terrain pour réunir mes désirs politiques et une pratique artistique. En rencontrant Nicolas, nous nous sommes vite bien entendus et travailler ensemble tombait sous le sens.


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5 — On peut souvent lire que vous avez un rapport assez important à l’épicurien et à la qualité du «vivre ensemble». Quelle dimension prend actuellement le graphisme dans vos vies, en ce sens que votre travail «n’est pas un but supérieur en soi» par rapport à vos autres activités, notamment votre engagement politique? Comment arrivez-vous ainsi à faire venir la question du graphisme dans des associations militantes et des collectivités?

A : Notre activité de graphiste n’est pas, effectivement, notre unique activité, d’autres comptent aussi beaucoup pour nous, en terme de temps notamment. Mais pour ces autres activités, il faudrait répondre individuellement, chacun étant investi de diverses manières dans diverses pratiques, actions, groupes… Sans parler de la famille et des copains!

F : Entre nous trois on partage plus que le travail, on se parle, on va chez les uns, chez les autres, on mange ensemble. On n'est pas «collègues». On est une entité. C'est assez particulier. Mais on a des vies différentes. On est très liés et très indépendants à la fois.

La question du graphisme se pose très souvent dans une association ou une collectivité. Après, quand cette question se pose, il y a des choix : faire «simple» ; faire comme on sait que cela se fait (reproduire les signes de la communication dominante) ; ou prendre ça à bras le corps au même titre que le reste. Dans ce cas là, on répond présent.

A : Quand, avec les associations ou collectifs que nous fréquentons, sont abordées des questions de communication, on peut apporter notre expérience ; quand est jugée nécessaire la production d’un objet graphique, on peut le réaliser avec Formes Vives. Mais nous ne poussons personne à produire du graphisme sans que cela vienne d’un besoin et d’un désir partagés (il peut même nous arriver de remettre en question des besoins qui ne sont peut-être pas si nécessaires).


6 — Comment vous introduisez-vous dans des structures militantes? Et comment arrivez-vous à pousser des associations politisées à apprécier des formes qui sont en dehors du stéréotype militant (bichromie rouge et noir, typos trashs…)?

N : On travaille dur!

A : Nous ne cherchons pas spécialement à introduire des structures militantes, nous n’avons pas de stratégie d’entrisme. Si l’on se retrouve à rejoindre de telles structures, ce sera pas le biais d’un-e ami-e et/ou d’un désir aussi intuitif que désintéressé.

Quand on discute de communication et de graphisme avec des personnes qui en expriment le besoin, on peut utiliser des boulots précédents en guise d’exemples ou d’illustrations pour divers cas de figure. Donc on présente des trucs, on voit vite si ça accroche ou pas, en général ça accroche! Le fait d’être dans un positionnement qui résonne avec celui d’interlocuteurs militants, nous permet généralement d’avoir leur confiance ; nous ne sommes pas là pour leur vendre des salades et tâchons d’éviter de la jouer «experts». Du coup, même si nos formes et notre discours ne sont pas franchement dans les canons de la communication dominante, elles ont une réelle crédibilité, surtout pour des personnes qui de leur côté aussi cherchent des positionnements en décalage avec des pratiques militantes «dominantes».

Il faut aussi préciser que le plus souvent, ce sont les structures qui viennent nous chercher.


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7 — Comment faites-vous le lien entre éducation populaire et subversion ? Est-ce que cela passe t-il par un lien avec les outils de production des formes ? Comment amenez-vous la personne qui regarde une de vos images à mobiliser le moins possible son « capital culturel », à être libre par rapport à son rapport au visuel ?

N : On essaye de faire des images qui sont au premier degré. Ça n'empêche pas d'autres lectures, mais on évite les auto-références ou les blagues de connaisseurs.

A : C’est un peu délicat de parler d’éducation populaire en lien avec la communication visuelle ; la communication peut inviter les personnes à s’intéresser à l’éducation populaire, elle peut aussi servir à la transmission d’outils critiques.

Dans le même temps, nous essayons de produire des images et des objets qui touchent à la sensibilité, au recul critique, et qui soient comme des pas de côté. Notre liberté individuelle et notre imaginaire collectif dépendent de ça, notre plaisir aussi. Et en appliquant à nous-mêmes ces ambitions d’éducation populaire, nous pensons y participer.


8 — Vous avez refusé de participer à la campagne de François Hollande en 2012 pour cause de divergences politiques. Imaginez-vous un jour participer à la communication visuelle d’un parti politique à grande échelle dans le cadre d’événement comme une élection présidentielle?

A : Petite nuance : l'anecdote de la campagne de François Hollande (une sollicitation pour le soi-disant accompagnement créatif de la campagne de candidature aux primaires présidentielles socialistes de 2011) est purement… anecdotique. Cette campagne a d’ailleurs été produite — évidemment! — par une grosse agence de comm — qui doit maintenant rafler de nombreux contrats publics juteux.



Au regard des pratiques pitoyables des partis politiques (sur le plan de la communication pour ce qui nous concerne ici), de notre manque complet de réseau à cette échelle de pouvoir et de notre localisation en «province», il est impossible que nous nous retrouvions à travailler avec un parti à l’échelle nationale.

Peut-être que finira par voir le jour un parti réellement alternatif (dans sa PRATIQUE), ou que la politique professionnelle finira par imploser au profit d’organes plus démocratiques et plus locaux, qu’à ce moment là des rencontres se feront? C’est évidemment impossible à prédire et nous n’attendons pas ce grand soir!


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9 — Je trouve qu’il y a une certaine ressemblance dans votre pratique avec celle d’artistes plasticiens comme Thomas Hirschhorn, qui a été stagiaire chez les Grapus. Quel rapport entretenez-vous avec des artistes qui se réclament de «l’artivisme» pour reprendre une formule employée par Stéphanie Lemoine et Samira Ouardi dans leur ouvrage du même nom? Comment voyez-vous le lien entre artistes et designers-graphistes du point de vue de l’engagement militant par rapport à leurs pratiques?

A : Merci pour la comparaison avec Thomas Hirschhorn, il ne compte peut-être pas parmi nos références premières mais son travail nous touche.

Nous ne savions pas qu’il avait droit à l’étiquette «artiviste». Quelle chance! Si l’on fait un bond 30-40 ans en arrière, cette formule n’avait absolument aucune raison d’être, la plupart des artistes développaient un travail appuyé sur des idées politiques. Nous ne sommes d’ailleurs pas sûrs que les artistes travaillant des formes revendiquées comme activistes soient les plus pertinents pour ce qui concerne un idéal d’émancipation collective. En tout cas ces artistes, qui sont pour la plupart dans le happening et le spectaculaire, ne sont pas des références pour nous.

N : Il peut y avoir des ressemblances formelles entre nos travaux et ceux d’«artivistes», après dans la pratique il me semble qu'on s'éloigne un peu de ça. En travaillant avec des gens qui mènent des actions très concrètes, nous tâchons avec nos formes d’ouvrir, plutôt que de dire ou de dénoncer. C’est vraiment dans la pratique, plus que dans le discours, que nous plaçons notre engagement. C'est peut-être (pas sûr) un peu différent avec une certaine forme d'art qui s'affirme politique et s'expose presque exclusivement dans les lieux du pouvoir (ou avec le soutien de ce dernier), et sert ainsi la domination.

A : La manière dont nous connectons une pratique artistique et une pratique de la communication n’est pas facile à expliquer, mais pour nous il y a cette certitude que le graphisme le plus intéressant, pour nous et pour toutes les personnes à qui ces objets s’adressent, c’est celui qui affirme des écritures singulières et libres, c’est un graphisme qui crée de l'altérité, qui n’est peut-être pas aussi efficace ou sobre qu’il le faudrait pour convenir à tout le monde, mais qui prend chaque objet (du tract à l’affiche, du livre au site Internet…) comme support à part entière pour faire exister un peu de générosité. Cette notion de liberté, dans le travail des formes et des sujets, renvoie à l’art.


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10 — Dans un des entretiens que vous avez donné à une étudiante, vous déclarez que votre pratique est un «anti-pouvoir» en soi, en apportant votre soutien à des pratiques non commerciales, égalitaire et libertaire. On sent ainsi un certain rapprochement avec les idéaux situationnistes de l’autogestion proposés par Guy Debord. Comment voyez-vous ainsi la figure du «graphiste-auteur» dans le sens où son «anti-pouvoir» peut être un autre pouvoir en soi dans un rapport dominant-dominé? Je pense par exemple aux nombreuses critiques que reçoit le festival de Chaumont pour son aspect trop autoritaire quant à son rapport avec les besoins du graphisme en France.

A : Bien sûr que nous avons du pouvoir quelque part. L’autorité de l’auteur? Mais nous envisageons plutôt cela comme une responsabilité publique.

N : La différence entre le «graphisme d’auteur» et la publicité (pour parler de la critique récurrente faite au festival de Chaumont), c'est la même que celle entre le livre de photo et le catalogue de pub. Ce n'est pas parce que ça se ressemble que c'est la même chose.

On aime les images qui ne disent pas comment le monde doit être.

11 — Dans leur ouvrage Can Jokes Bring Down Government? Memes, Design, and Politics, le collectif de graphistes Metahaven proclame en quelque sorte la fin du graphisme politique «classique» en prenant comme exemple les Grapus. Ceci dans le sens où les réalités économiques contemporaines ne permettent plus à des graphistes de se rattacher à des institutions comme le faisait auparavant le collectif avec le Parti communiste, par exemple. L’idéal de «l’image dialogique» comme proposée par Jan Van Toorn ne pourrait donc plus exister. Les designers hollandais prennent ainsi cette citation de Thomas Hirschhorn: «Pourtant, en travaillant chez les Grapus, j’ai réalisé qu’ils fonctionnaient comme n’importe quel autre agence de publicité commerciale. Ils travaillaient pour les syndicats, pour le Parti communiste… Mais cette prise de conscience a été un choc pour moi. Il n’y avait rien de révolutionnaire à propos de ce travail!». Comment s’introduit ainsi une certaine «réalité économique» dans votre travail? Quelle distance prenez-vous par rapport aux travaux des «crapules staliniennes», auxquels on peut sentir une certaine empathie?

G : Je ne connaissais pas cette citation de Hirschhorn, je trouve ça un peu gonflé venant de quelqu’un qui alimente le marché capitaliste de l’art contemporain.

À l’inverse de Metahaven, nous ne nous posons pas comme prêcheurs d’une avant-garde graphico-politique en faisant un pseudo-état des lieux de la situation économique, sociale et politique du monde et en indiquant comment le graphiste devrait loyalement intervenir dedans.

A : Ce que je comprends du discours des Metahaven me semble un peu prétentieux et en partie caduque, avec notamment cette théorie qu’Internet serait le nouvel eldorado des résistances ; certes, dans certains pays (au Moyen Orient, en Asie…), dans un contexte de censure et de répression très fortes, Internet est une des dernières planques pour entretenir et développer la subversion. En Occident la situation est différente, le maintien de l’ordre est beaucoup plus discret et pernicieux (même si très fort aussi), l’information circule assez mal quand même (Internet a un rôle ambigüe à ce sujet). Par contre ici je vois de nombreuses possibilités d’agir, de nombreuses alternatives sont déjà à l’œuvre et, de loin, les actions militantes mises en place sur Internet ne sont pas pour moi les plus excitantes. Et je peux difficilement comprendre ces personnes sans cesse connectées à leurs iTruc et qui entretiennent cette idée d’Internet comme fer de lance de futures révolutions (la série Black Mirror me semble d’avantage prophétique à ce sujet que les révolutions égyptiennes ou tunisiennes).

Par rapport à leur production graphique, je reste dubitatif. C’est peut-être une affaire de «goût»? En tout cas cette avant-garde ne me touche pas (on pourrait citer une longue liste de graphistes investis dans ce style formel), j’y vois certes des tentatives post-modernes mais leur intérêt m’échappe. Je crois surtout que ces formes sont cyniques, elles me renvoient invariablement au «droit de cuissage symbolique» très bien décrit par Vivien Philizot.

Hirschhorn a de son côté fait ce choix de quitter le graphisme et les contraintes liées à la communication, après avoir tenté de travailler dans le seul atelier graphique qui lui semblait intéressant (Grapus) à sa sortie d’études. C’était le bon choix pour lui je crois! Après nous sommes toujours étonnés par l’idée qu’un artiste serait plus libre qu’un graphiste, ou, pour prolonger la citation d’Hirschhorn, qu’un graphiste ne puisse rien faire de révolutionnaire (sous entendu qu’un artiste, lui, le peut) ; certes l’artiste contemporain n’a pas des contraintes d’usage à intégrer, mais sur un autre plan, s’il souhaite vivre de son travail de création, il est quasiment obligé d’intégrer le marché de l’art contemporain et ses institutions qui sont, nous le savons bien, un puissant instrument de pouvoir et une niche fiscale.

D’ailleurs les Metahaven utilisent ce même circuit d’institutions d’art contemporain pour faire exister leur travail.



G : Par rapport à Grapus, nous nous sentons bien sûr très proches de leur aventure. Le collectif, l’engagement politique, l’héritage de Mai 68, la qualité et la générosité graphique, leur culot, plein de choses nous ont touchés, depuis les débuts jusqu’à la fin, survolant une période très politisée (surtout les année 1970).



A : Certains d’entre eux sont d’ailleurs devenus des amis, des personnes que nous avons rencontré pendant nos études (cf «Un entretien avec Pierre Bernard» et «Un entretien avec Gérard Paris-Clavel») et avec qui nous continuons d’échanger.

G : Pour ma part, il y a ce côté fantasmé d’une époque que je n’ai pas connu et je ne peux que m’y projeter au travers de ces images. Il y avait aussi ce collectif hollandais à peu près à la même période qui avait un engagement politique fort (notamment je me souviens de leur démarche autour de l’apartheid en Afrique du Sud) mais dont on ne parle peu, Wild Plakken (1977). Formellement aussi on peut les rapprocher de Grapus ou même d’Ostengruppe.

Il me semble que dans les arts en général, la période post-68 a été très forte dans son rapprochement entre des expressions esthétiques non-conventionnelles et la politique, je pense à la free press, au free jazz, et au punk plus tard ; là encore il s’agit sûrement d’une projection, mais elle me sert d’histoire que je façonne à ma sauce, j’ai plaisir à m’y référer. Bien entendu nous prenons une certaine distance vis-à-vis des expériences de Grapus, aussi parce que plein d’autres choses nous intéressent ailleurs, aujourd’hui.

N : On n’enjolive pas le fonctionnement des Grapus ou d’autres collectifs. On essaye d'être attentifs à notre façon de travailler, à comment on fonctionne à trois. On est assez justes et bienveillants je pense. Au final, les aventures collectives (toujours compliquées) sont beaucoup plus intéressantes que l'avis de untel ou trucmuche.

A : La réalité économique de notre travail est assez précaire même si notre optimisme ne fait pas beaucoup de place à l’angoisse du lendemain. Nous tâchons d’être rémunérés, ou du moins dédommagés, sur chaque boulot. Il y a des travaux payés «normalement» (si l’on se réfère aux prix pratiqués par nos pairs), il y a des travaux mal payés car les structures ont de très petits moyens (mais quand on cumule ces «petits» revenus ce n’est pas insignifiant), il y a la pédagogie (qui sans l’avoir vraiment cherché est une source de revenus régulière) et il y a aussi des travaux non rémunérateurs. Tous ces travaux sont des choix, si nous les faisons c’est que nous pensons pouvoir faire quelque chose d’intéressant et de stimulant, critère économique mis à part. Nous n’avons pas de travail dit «alimentaire».

Actuellement notre revenu net individuel avoisine les 1000 euros. Cette réalité économique est aussi celle de nombreuses personnes avec qui nous travaillons ou, plus généralement, que nous fréquentons.

G : Nous cheminons comme nous l’entendons et tentons de travailler avec des structures qui en valent la peine selon notre point de vue, il y a souvent assez peu de moyens mais nous faisons avec. Il arrive parfois que nous travaillons avec des structures plus importantes telles que des villes et dans lesquelles la volonté militante ou artistique est moins palpable, on y trouve tout de même de chouettes personnes, avec des convictions, et qui nous donnent des espaces d’expression intéressants. Tu peux tomber sur un vrai con quand tu bosses dans un lieu autogéré avec qui il n’y a pas moyen de discuter, tout comme tu peux rencontrer une belle personne dans un centre d’art subventionné qui te semblait au départ un peu puant, ce sont des situations. La réalité économique c’est aussi que nous avons décidé pour l’instant de ne pas nous tuer à la tâche, nous vivons modestement mais tout va bien.


12 — On peut ressentir chez vous un certain amour du «charnel» dans le sens où on a l’impression que vous accordez une grande importance à l’objet graphique, dans son aspect au toucher, en privilégiant une certaine générosité visuelle. Je pense par exemple à vos travaux pour le Pavé ou bien pour Article11. Comment s’introduit ainsi l’aspect de recherche graphique dans vos travaux par rapport à vos mandataires? Quelle importance a «l’objet final»?

G : Parce que nous sommes amateurs d’objets, collecteurs de formes, que pour nous il y a un vrai plaisir à conserver des cartes postales, les accrocher, les poser sur une étagère, nous essayons de partager ça. Il s’agit d’une attention particulière, de montrer qu’avec un même budget on peut tout de même se permettre de travailler la couleur, le papier, l’impression, le façonnage.

N : On fait souvent des trucs avec du matos cheap.

A : L’objet final est toujours très important, il est ce qui concrétise nos idées et notre pratique, il est ce qu’on voit d’abord, il est aussi ce qui reste. Il doit nous faire vibrer.


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13 — On sent également que vous poussez des structures militantes à avoir une présence marquée sur le net, comme ce fut le cas pour vous dans la création de Formes Vives. Ceci dit, je trouve qu’on remarque aussi une certaine «nostalgie poétique» des supports «classiques» du graphisme, comme l’affiche, le dépliant… L’aspect trop technique et rigide du multimédia, comme les éditions pour iPad, sont-ils plus un frein pour vous?

G : Je pense que le blog est tel un journal, une façon aussi pour nous trois, habitant des lieux différents, d’être connectés dans un travail collectif de publication. Pour ça c’est un bon outil, tout comme Skype que nous utilisons quotidiennement.

Pour nous le blog est une chose et les nouveaux supports numériques une autre. Et concernant ces derniers, nous avons au final assez peu de connaissances, de capacités techniques sur cet outil, ce qui vient sûrement d’un scepticisme mais qu’aussi, naturellement, ça nous touche moins que le papier.

Après je ne crois pas être nostalgique vu que les supports classiques vont continuer à exister en parallèle d’Internet (tout comme la radio n’a pas fait disparaitre les journaux, la télé n’a pas fait disparaitre la radio, etc.), et pour nous ces supports se portent bien, on nous demande régulièrement de travailler sur des affiches, des livres, des revues…

N : Il faut dire aussi que personne ne nous a rien demandé pour le support tablettes ou téléphone ; on apprend en fonction des occasions qui se présentent.

A : On est clairement sceptiques en voyant la frénésie autour des téléphones-soi-disant-intelligents, il y a une part de consommation compulsive derrière ces objets tandis que les multiples intérêts qu’on nous vante à leur propos me semblent à relativiser, à mettre en tout cas en balance avec les méfaits de cette production industrielle et aux usages purement ludiques qu’en font le plus grand nombre.

Internet n’en reste pas moins un espace et un outil incontournable, il est important que des initiatives ou des structures y soient présentes dans une volonté, tout d’abord, de partage et de réseau. Sans pour autant faire de cette présence une priorité et y consacrer trop d’énergie et trop de temps.

N : On ne pousse personne à être à tout prix sur Internet, mais on pousse à le faire bien! On aime faire des gifs animés! Et on a un blog depuis un paquet d'années. Si c'est pas être connectés!


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14 — Je trouve que l’on peut sentir dans votre travail typographique une grande exigence de rigueur dans le procédé, comme c’est le cas avec la Montilla où vous avez vectorisé la calligraphie de la metteuse en scène Leonor Canales. Comment amenez-vous ce souci «macrotypographique» dans votre travail? Et quelle importance accordez-vous à la «microtypographie» de manière générale?

N : On aime quand c'est singulier, souvent c'est plus juste.

A : La typographie n’est peut-être pas ce qui ressort de plus «visible» dans notre production et pourtant nous lui attachons beaucoup d’importance, c’est un sujet d’intérêt à part entière. Elle participe grandement à la qualité de l’objet final et peut accompagner, voire lui donner, son originalité.


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15 — Dans le même sens, pensez-vous qu’il existe une portée politique, au sens militant, de mettre en valeur le gris de texte par «le micro»?

A : Étonnante dernière question. Pour moi le gris du texte est un critère visuel parmi d’autres, mais je ne politiserais pas la typographie, au-delà d’une volonté de produire des objets portant en eux une part de générosité et d’attention.

N : Il faut bien mettre en page