Saxifraga Politica
Pour proposition

 

Il existe dans la nature, des plantes minuscules, sauvages aussi bien que cultivées, dont la particularité est de naître et de se développer dans les fissures des pierres et par leur imperceptible insistance à imposer aux matières les plus compactes et les plus résistantes l’ordre fracturant de leur présence…
On les appelle saxifrages.

Elles sont libres de toute attache profonde à un sol mais elles imposent avec ténacité la puissance quasi sismique de leur vitalité. Elles sont classées parmi les herbes dont elles partagent sans doute la modestie mais non pas l’uniformité. Les saxifrages sont innombrables et si diverses qu’il y en a pour fleurir et se multiplier quelles que soient la latitude et la saison.
C’est sur ce modèle que nous avons choisi de former un collectif qui décide de faire appel à tous ceux qui croient encore et fermement à notre capacité de briser le plus dur, du simple fait de la poussée irrésistible et irrécusable de la vie et de ce qui lui est inséparable chez les sujets humains, la pensée.
Ainsi avons-nous créé une nouvelle espèce de saxifrage qui vient prendre sa place parmi les centaines d’espèces : la Saxifraga Politica.

Saxifrages, nous voulons rassembler tout casse-pierre et tout brise-béton, fendeur et pourfendeur des puissances granitiques. Confiant en la floraison des pensées et des gestes qui n’ont pas besoin de terre pour y enfoncer leurs racines, nous rejoignons ces plantes sans racine certes mais qui s’implantent malgré tout avec obstination là où tout semble hostile et réfractaire à leur souplesse et à leur fragilité. Les saxifrages fleurissent là où le vent les a poussées, là où elles ont pu placer et fixer leur attache et qui est leur point de départ. Dans la fissure de la roche ou de la dalle qui donne appui à leur poussée, les saxifrages ont l’humilité des herbes et la puissance des arbres.
De la même façon les gestes de la pensée et ceux de l’art qui ensemble forment ce qu’on l’on nomme une culture, imposent leur poussée vivante, tenace et fragile. Ils s’installent et se déploient entre les blocs pour y produire de l’espace et pour créer du lien. C’est la notre hypothèse, puisque nous pensons qu’ils sont en mesure de fendre et de briser l’ordre minéral de la nécessité. La pierre dans laquelle est gravée la loi ne saurait devenir une figure de la fatalité dont la lettre immuable prive tout vivant de ses possibilités d’infléchir l’inexorable, de transformer l’immémorial revendiqué par les idéologues et de rompre le cours inéluctable des répétitions. La Saxifraga Politica est une force d’invention qui rompt la continuité d’un ordre et une force de liaison qui impose l’ordre d’un nouveau voisinage. C’est la vie qui surgit au milieu des cailloux, c’est la mobilité du jeu qui ébranle le sommeil des choses.
Pourtant les saxifrages ne contredisent en rien l’ordre de la nature mais elle ne saisissent des lois propres à l’ordre naturel que la seule puissance des vies microscopiques et disséminées à laquelle tôt ou tard rien ne résiste.
Considérant que le champ de la production des signes sensibles et des signes propres à l’esprit est par nature un champ de résistance, de non résignation, nous avons la conviction que les sujets parlants, sentants et désirants ont une inaliénable capacité à être la cause de leurs actions, à inaugurer dans tous les gestes et dans tous les domaines de la vie quotidienne aussi bien que dans le champ plus spécifique de la création dite artistique. La culture des saxifrages c’est la culture elle-même.
C’est au moment où tous les pouvoirs institués se chargent méthodiquement d’installer un sentiment d’impuissance et d’insécurité, de disqualifier tout ce qui relève de la fragilité et de l’invisibilité, que nous décidons d’en appeler à tous ceux et toutes celles qui sont prêts à défendre cette puissance des faibles, cette énergie transformatrice de l’espace public où chacun peut et doit faire état de sa capacité d’inaugurer et d’inventer. Nous proposons de produire des formes et des idées, des images et des textes, nous proposons de produire des rencontres brèves, graves ou festives dont l’apparente inconsistance dissimule la puissance souterraine et mobilisatrice. La culture des saxifrages est celle de tous les gestes et de tous les signes qui produisent du lien. La force des saxifrages est donc la force de la vie politique elle-même.

Si le monde dans lequel nous vivons se présente ou plutôt se laisse formuler dans le lexique des règles et des lois implacables du capitalisme et de la mercantilisation de tous les signes et de tous les objets produits par nos gestes alors les gestes propres aux saxifrages consistent à mobiliser les ressources critiques qui nous permettront de déjouer un lexique qui nous écrase pour faire circuler de nouveaux signes, inventer de nouvelles langues, faire voir de nouvelles images propres à réanimer dans l’espace public la vie de la parole et l’enthousiasme du regard. Renverser l’ordre de la force pour faire de chacun de nous un levier décisif dans la reconquête de notre capacité de faire advenir du possible.
Voilà pourquoi nous proposons le modèle saxifragiste en tant que figure de la pensée et du désir et comme étant la plus appropriée pour désigner la poussée souterraine des forces novatrices. Si la démocratie a un sens c’est du côté de ce partage résistant des dynamismes singuliers qui offrent à tous la même possibilité de vivre et d’être reconnu dans sa capacité de construire du futur. Et cela quel que soit le domaine où s’exerce sa propre existence. C’est cela appartenir à une culture et non point comme on nous le f ait croire l’organisation institutionnelle et bon marché de la consommation des chefs d’œuvre. La culture populaire est celle qui produit le peuple auquel elle s’adresse et cette culture commence dans l’espace public, dans celui des rencontres, des voisinages, des échanges de signes de la reconnaissance mutuelle. Sans cette culture-là la circulation des œuvres n’est qu’un leurre.

Les saxifrages poussent jusqu’entre les pavés des trottoirs où ceux qui n’ont ni logis ni travail doivent être reconnus comme étant des nôtres. Les saxifrages s’attaquent aux murs non point pour démolir ce qui en eux nous protège mais pour y inscrire des ouvertures qui permettent aux pas de franchir et aux regards de se croiser. Les saxifrages sont les agents du voisinage et là encore ils manifestent leur inscription politique.
Ce sont nécessairement des énergies d’attaque et des forces d’opposition mais elles ne pulvérisent nullement le monde qu’elles décomposent. C’est par la force de l’analyse et le recours à la création, qu’elles veulent rétablir et renforcer chaque jour la circulation du sens. Ne laissons pas le monde se vider de sens en le livrant aux mains et aux appétits de ceux qui prétendent le remplir pour n’y laisser la moindre place à la surprise, à la nouveauté et à l’espoir. Les bétonnés du compact ignorent la puissance du vide, celle qui alimente l’énergie de notre désir et laisse circuler l’air qui nous fait respirer qui est le même que celui qui nous permet de parler.
Nous proposons de rassembler les forces et les imaginations, de rassembler les capacités d’analyse et les pouvoirs d’invention, les réserves de résistance et les courages d’opposition dont nous pensons qu’ils n’ont aujourd’hui aucune part aucune place dans les discours de ceux qui prétendant faire de la politique sont en train de célébrer le service funèbre de la démocratie. Les saxifrages sont en colère mais elles ne sont ni tristes, ni découragées. Le mot «possible» n’appartient pas pour elles au vocabulaire démagogique de la promesse, mais il est habité par l’énergie active et présente de tous ceux qui ne sont pas encore morts.
Voilà pourquoi nous pensons que la Saxifraga Politica est de tous les saxifrages la seule espèce qui sans faire de bruit arrivera cependant irrésistiblement à se faire voir et à se faire entendre.
Aux bons entendeurs, salut ! Nous espérons recevoir le soutien et la réponse de tous ceux qui ont l’oreille assez fine pour reconnaître la puissance des murmures.
Nous accueillons toutes les propositions de poussées doucement fracassantes.

 

Marie-José Mondzain