Marsha Emanuel, à propos du graphisme d'utilité publique
Adrien Zammit - lundi 25 mai 2009 - Utilité publique
Nous avons fait la place à de multiples contributions pour le livre que nous préparons actuellement et qui rend compte de notre année de Chantier. Parmi celles-ci, nous comptons un texte très éclairant de Marsha Emanuel sur le «graphisme d'utilité publique».
Après avoir beaucoup croisé cette appellation au moment de notre mémoire Citoyen-graphiste, nous voulions y revenir pour finir d'en comprendre la genèse, l'apogée et son état actuel. Pour nous informer, nous avons évidemment pensé à celle qui fût commissaire de l'exposition Images d'utilité publique et, durant plusieurs années, chargée de mission pour le graphisme à la Délégation aux Arts plastiques.
Graphisme d'utilité publique
Doù vient la notion de graphisme dutilité publique?
Le «graphisme dutilité publique» a existé bien avant de recevoir cette dénomination. Il suffit de citer des expériences aussi diverses que lélaboration des pictogrammes de lInternational System of Typographic Picture Education (Isotype) conçus par le sociologue Otto Neurath et mis en uvre avec le designer Gerd Arntz en Autriche en 1930 dans le but de communiquer des informations statistiques sous une forme visuellement compréhensible y compris pour les personnes analphabètes ; la création du plan du métro de Londres brillamment schématisé par Harry Beck en 1933 et toujours en usage ; ou encore le Works Projects Administration (WPA) aux États-Unis qui, entre 1935 et 1943, sadjoignit le concours de nombreux graphistes pour réaliser les affiches illustrant les programmes fédéraux développés pour lutter contre le chômage consécutif à la Grande Dépression de 1929.
Le bon traitement de linformation est un souci ancien. Les livres de Edward R. Tufte, The Visual Display of Quantitive Information (1983) et Envisioning Information (1990) offrent maints exemples historiques de mise en forme facilitant la compréhension dun contenu par le regard. Mais il a fallu attendre une prise de conscience plus directe des liens entre le graphiste, le commanditaire et la société pour quune autre appréciation de cet espace de communication apparaisse. Sans doute, celui-ci répond-il aussi à un changement déchelle du public et des moyens de le toucher. À une société de masse correspond une gestion de masse. Bientôt viendront les productions dimages du réalisme social soviétique et celle des mises en scène perfectionnées du national socialisme.
Deux expositions mont permis de procéder à une identification plus précise du «graphisme dutilité publique» : La première, Le graphisme au service des collectivités, a été organisée pour lInternational Congress of Graphic Designers (Icograda) à Zurich en 1977; la seconde, Design néerlandais pour le secteur public, était une exposition itinérante mise en forme par le studio Dumbar pour le Ministère de culture, bien-être et santé du Pays-Bas, en 1979. Dans les deux cas, le propos était dattirer lattention sur le rôle que peut jouer le graphisme pour améliorer la vie en société. Les deux expositions tentaient de démontrer que le design est une nécessité, non un luxe. Bien quil joue un rôle fonctionnel, il peut aussi contribuer à rendre notre vie commune un peu plus agréable.
Après avoir beaucoup croisé cette appellation au moment de notre mémoire Citoyen-graphiste, nous voulions y revenir pour finir d'en comprendre la genèse, l'apogée et son état actuel. Pour nous informer, nous avons évidemment pensé à celle qui fût commissaire de l'exposition Images d'utilité publique et, durant plusieurs années, chargée de mission pour le graphisme à la Délégation aux Arts plastiques.
Graphisme d'utilité publique
Doù vient la notion de graphisme dutilité publique?
Le «graphisme dutilité publique» a existé bien avant de recevoir cette dénomination. Il suffit de citer des expériences aussi diverses que lélaboration des pictogrammes de lInternational System of Typographic Picture Education (Isotype) conçus par le sociologue Otto Neurath et mis en uvre avec le designer Gerd Arntz en Autriche en 1930 dans le but de communiquer des informations statistiques sous une forme visuellement compréhensible y compris pour les personnes analphabètes ; la création du plan du métro de Londres brillamment schématisé par Harry Beck en 1933 et toujours en usage ; ou encore le Works Projects Administration (WPA) aux États-Unis qui, entre 1935 et 1943, sadjoignit le concours de nombreux graphistes pour réaliser les affiches illustrant les programmes fédéraux développés pour lutter contre le chômage consécutif à la Grande Dépression de 1929.
Le bon traitement de linformation est un souci ancien. Les livres de Edward R. Tufte, The Visual Display of Quantitive Information (1983) et Envisioning Information (1990) offrent maints exemples historiques de mise en forme facilitant la compréhension dun contenu par le regard. Mais il a fallu attendre une prise de conscience plus directe des liens entre le graphiste, le commanditaire et la société pour quune autre appréciation de cet espace de communication apparaisse. Sans doute, celui-ci répond-il aussi à un changement déchelle du public et des moyens de le toucher. À une société de masse correspond une gestion de masse. Bientôt viendront les productions dimages du réalisme social soviétique et celle des mises en scène perfectionnées du national socialisme.
Deux expositions mont permis de procéder à une identification plus précise du «graphisme dutilité publique» : La première, Le graphisme au service des collectivités, a été organisée pour lInternational Congress of Graphic Designers (Icograda) à Zurich en 1977; la seconde, Design néerlandais pour le secteur public, était une exposition itinérante mise en forme par le studio Dumbar pour le Ministère de culture, bien-être et santé du Pays-Bas, en 1979. Dans les deux cas, le propos était dattirer lattention sur le rôle que peut jouer le graphisme pour améliorer la vie en société. Les deux expositions tentaient de démontrer que le design est une nécessité, non un luxe. Bien quil joue un rôle fonctionnel, il peut aussi contribuer à rendre notre vie commune un peu plus agréable.
Ensuite, dans ma recherche, jai trouvé dautres initiatives visant à stimuler, décrire et parfois théoriser la création dans ce domaine. Les Américains ont lancé en 1972 un programme ambitieux dans le but daméliorer les identités visuelles du gouvernement fédéral (ainsi, la Nasa ou le Département de la Justice se dotèrent didentités graphiques consignées dans des cahiers de normes très élaborés pour veiller à leur application). En 1979, Le British Council organisa lexposition Communication sociale: graphisme pour linformation du public; en 1970, au Danemark, un ouvrage a été consacré au design administratif. Lheure dun graphisme public tourné vers le citoyen semblait venue.
La première référence au «graphisme dutilité publique», celle qui a inspiré le titre de lexposition Images dutilité publique du Centre de création industrielle au Centre Pompidou (1988), a été faite lors de la Première Biennale de graphisme organisée à Cattolica en Italie en 1984. Le sous-titre de cette exposition, dont Giovanni Anceschi était le commissaire, était Propagande et culture: Enquête sur les affiches dutilité publique.
Quels sont ses équivalents à létranger?
Chaque pays développe et aborde le sujet différemment: les termes «information design», «intérêt public», «pro bono», «secteur public» peuvent recouvrir des pratiques semblables, mais diversement investies. Celles-ci recouvrent tous les champs dactivité du graphisme dessin des monnaies, des timbres, des formulaires, documents officiels, cartographie, systèmes didentité graphique, signalétique, brochures, revues et éditions, sites Internet mais certains secteurs peuvent être privilégiés en fonction des habitudes culturelles et des besoins de terrain. Ce sont sans doute les Néerlandais qui ont renforcé le concept et lont mis en pratique avec le plus de bonheur. Néanmoins, lobjectif est le même : reconnaître et assumer la mission visant à aider le citoyen-usager à mieux appréhender, comprendre et gérer son univers quotidien. Les objets graphiques qui lui sont proposés doivent être, selon le cas, informatifs, rassurants, respectueux, inventifs (et beaux!)
Dans le graphisme dintérêt public, sil y a à annoncer, il ny a rien à vendre. Il ne sagit pas dobjet marchand ni de propagande. (Néanmoins la question des limites entre la persuasion en faveur dun comportement plus civique et la propagande se pose, et le sujet mérite dêtre débattu.)
Comme il sagit ici du rapport à la vie de la collectivité, il importe de connaître lattitude adoptée par les pouvoirs publics à légard des publics auxquels ils sadressent. Cest plutôt la question de lengagement dun commanditaire, représentant dune institution et dun graphiste. Que le financement dun projet soit privé ou public, limportant cest léthique qui le sous-tend.
La communication publique de chaque pays est un excellent révélateur. Voir le graphisme dun pays cest regarder le pays, lépoque. Cest, en fin de compte, un terrain très politique.
Quelle a été sa trajectoire?
En France, au moment de lexposition Images dutilité publique, le sujet a semblé arriver comme de leau sur un terrain asséché. Il y avait une très riche tradition dengagement politique qui sexprimait à travers les images, plus particulièrement dans le domaine des affiches; le paysage était en train dévoluer juste à ce moment-là. Beaucoup de graphistes mont exprimé leur bonheur de voir nommer les sentiments quils portaient en eux et quils navaient pas encore identifié. Peut-être y avait-il un glissement vers un engagement social plus large, qui nétait pas uniquement limité à laction militante ou à lopposition politique. Mais le terme était révélateur dun clivage entre les graphistes: «Êtes-vous gupiste?» (graphiste dutilité publique) était le titre du numéro de la revue Signes paru en 1992. Ce nétait sans doute pas le concept même qui posait problème, mais la manière dont certains le vivaient, peut-être comme un jugement moral sur leur propre pratique. La France a été, et est encore, un pays très politisé. Le «graphisme dutilité publique» en étant nommé a sans doute suscité de nouvelles tensions.
Quen reste-t-il aujourdhui?
Si beaucoup de graphistes se sont emparés de ce terme de manière positive, il a également rencontré ses détracteurs. Cétait comme sil sagissait dune mode destinée à être remplacée par une autre, puis, comme si lidée était devenue démodée on se sentait légèrement mal à laise en y faisant référence.
Aujourdhui, la situation est encore différente. La progressive dégradation des conditions de la commande publique (difficulté des commanditaires de se projeter dans une vision sociale et culturelle à long terme, concours inadaptés, choix consensuels effectués par des jurys peu professionnels, méconnaissance générale de la méthodologie, etc.) a contribué à affaiblir la promesse «dutilité publique». Travailler avec des artistes et ou des commanditaires dans le domaine de lart contemporain est devenu plus attrayant pour de nombreux graphistes. Ils trouvent une liberté plastique rarement permise dans la commande publique qui saligne, elle, de plus en plus sur les méthodes et codes publicitaires.
La nécessité dun graphisme dutilité publique existe comme jamais, si ce nest plus. Elle se fait sentir aussi bien lorsquon doit se débrouiller tant bien que mal avec un site Internet bavard ou chercher un panneau dorientation caché derrière des publicités au risque de rater son train, coller un timbre dont limage est affligeante de bêtise Partout il y a place pour un graphisme beau, intelligent et digne. Peu importe le nom quon lui donne utilité publique, design dinformation, secteur public, pro bono il y a encore des graphistes et, espérons-le, des commanditaires prêts à défendre leurs convictions dans leur travail.
Marsha Emanuel, mai 2009