Les sentiers de l'utopie

Isabelle Fremeaux et John Jordan ont entamé en août 2007 un périple de 6 mois pour rencontrer des modes de vie alternatifs, utopistes, anti-capitalistes.
«Les Sentiers de l’Utopie sont ces chemins tracés par de réalistes rêveurs, des idéalistes lucides dont la vision d’un monde meilleur n’est pas projetée dans un inatteignable avenir, mais créée chaque jour, ici et maintenant. Ces chemins ne sont pas des autoroutes crevant les forêts pour arriver plus vite et en ligne droite à une destination décidée à l’avance… ce sont des passages suivant les contours des vallées, longeant les rivières et les désirs de ceux qui les construisent.»
Vous pouvez lire la suite de cette présentation ici.

Leur blog retransmet une belle partie de ces splendides découvertes qui ne peuvent laisser indifférent. Et je ne peux m'empêcher de vous proposer un copié-collé de leur passage à Can Masdeu près de Barcelone, agrémenté de photos disponibles sur le Flickr des utopiens espagnols.


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Nombre des projets que nous avons visités jusque là me semblent faire figure de passionnants laboratoires. Il suffit par exemple d’examiner l’ancienne léproserie accrochée à la montagne surplombant Barcelone et qui abrite 25 Utopiens, pour comprendre la force potentielle d’un tel processus de ré-apprentissage. L’immense bâtisse, abandonnée pendant plus de 50 ans, est squattée depuis décembre 2001. On imagine l’état du bâtiment et des jardins alentours lorsque le petit groupe initial décida de s’y installer… A la vérité, lorsque l’on se promène sur les dizaines de terrasses croulant sous les légumes ou dans l’immense maison confortable il est difficile d’imaginer un bâtiment quasiment sans fenêtre au toit troué, sans eau, sans électricité, envahi par les broussailles. En seulement 6 ans, les habitants de Can Masdeu ont refait le toit; remis des carreaux à toute les fenêtres; installé l’électricité; rouvert les mines d’eau et installé l’eau potable dans toute la maison, ainsi qu’un système d’irrigation dans toute la vallée grâce au déblaiement de bassins pour collecter l’eau de pluie; débroussaillé des dizaines de terrasses pour y planter des jardins potagers (dont beaucoup ouverts aux habitants du quartier); construits deux chauffe-eau solaires, dont un pour la douche; construit une boulangerie et son four à pain; une brasserie pour produire leur bière artisanale; sont devenus autonomes en légumes toute l’année…

Pas un des habitants n’était jardinier, plombier, maçon ou boulanger. A chaque fois que j’ai demandé, pétrie d’admiration, comment ces compétences avaient été acquises, on m’a toujours répondu avec un haussement d’épaules signifiant l’évidence: «On a appris sur le tas. On a demandé autour de nous, on a essayé, on s’est trompé, on a refait, on a appris.»

En grande partie afin de vivre avec le moins d’argent possible, les habitants de Can Masdeu ont pris à bras le corps toutes les tâches nécessaires pour rendre leur environnement vivable et agréable, en se détachant progressivement de la dépendance à la société de consommation. La plupart de ce qui fait le tissu du quotidien (la nourriture, la production d’énergie, la plomberie, la maçonnerie, l’électricité mais aussi l’information ou la culture) ne sont plus des services à acheter mais des savoirs partagés.

Il n’est pas question d’atteindre l’autosuffisance pour vivre détaché du monde, mais de choisir ses propres réseaux d’interdépendance afin d’être autant que possible maître de ses choix et de sa vie.

Le groupe est ainsi inséré dans une série de réseaux à géométrie variable lui permettant de perdurer et de s’épanouir.

Ayant mis à disposition des jardins en terrasses libérés sur toute la vallée pour les résidents locaux désireux de produire leurs propres légumes (en posant pour seules conditions que la production soit biologique et que l’organisation se fasse par assemblées non hiérarchiques), les habitants de Can Masdeu coordonnent plus de 80 jardiniers locaux.

De même, un centre social, le PIC, a été ouvert dans l’une des plus grandes pièces de la maison. Entre le bar et le magasin de vêtements gratuits, des canapés et petites tables rendent enclins à la discussion et à l’échange, tandis qu’une librairie fournie pique la curiosité. En plus des tracts en tout genre sur les luttes politiques locales et régionales, et des tonnes d’infos sur la vallée, on y trouve des étagères entières de livres (classés !) sur le capitalisme, l’anarchisme, l’écologie, le féminisme ainsi qu’une documentation très importante sur l’agro-écologie.

Chaque dimanche, le PIC s’ouvre et, autour d’un repas préparé à tour de rôle par les habitants de Can Masdeu, un programme d’ateliers est proposé. Mariana, magnifique portugaise polyglotte et l’une des co-ordinatrices du programme, explique «Nous essayons toujours de mêler des ateliers d’information politique au développement personnel : la danse, la musique, le chant, le yoga. Pour moi, l’un et l’autre vont nécessairement ensemble. On ne peut être un humain complet que si l’on n’est pas équilibré entre soi-même et le Monde». Il est très fréquent que plus de 100 personnes passent au PIC sur une même journée, déjeunant dans le patio tout juste refait lors d’une journée de travail collectif, avant d’aller s’informer sur le réchauffement climatique, le squat ou les politiques d’immigration. Bien entendu, hormis le délicieux repas bio à 3,50 euros ou les gâteaux faits maison à 1 euro, toutes les activités ici sont gratuites. «Ce que l’on peut apprendre ici n’a pas de prix» remarque Mariana. Arnau, un vétéran faisant partie du groupe initial de squatters, renchérit «en règle générale nous préférons les échanges : travail dans le jardin, massage, peinture murale, peu importe. Nous essayons de nous détacher de la monétarisation des relations sociales.»

A ces réseaux locaux s’articulent des réseaux d’échanges plus élargis. L’un des plus importants est le Réseau Catalan d’Agroécologie, défendu avec enthousiasme par Guilhem, dont le visage émacié à la barbe Lincolnienne s’éclaire dès qu’il en explique les prémisses. «Au niveau le plus basique, cela permet de créer des liens d’entraide. Par exemple hier, nous sommes allés cueillir 800 kilos de pommes pour nous-mêmes chez un producteur faisant partie du réseau. Cela arrange tout le monde : lui car il peut finir la saison plus rapidement (cela n’était plus rentable pour lui de payer des cueilleurs pour les derniers arbres) et nous, car ainsi on a des pommes pour tout l’hiver, sans avoir à payer. On fait ça aussi avec les olives, et d’autres fruits et légumes en fonction des besoins de chacun.»

Mais cela va plus loin. Le réseau est aussi pour échanger des infos, et défendre une agriculture biologique et soutenable, respectant la souveraineté alimentaire pour tous. C’est une organisation foncièrement politique qui appréhende ces thèmes sous l’angle de la lutte et de la résistance. Guilhem a ainsi été très impliqué dans la lutte contre les OGM.

Au final, les enseignements du réseau sont mis en pratique directement «à la maison», devenue autonome en légumes toute l’année, et partagés avec tous durant la journée collective au jardin une fois par semaine, où tous participent. Ce partage des savoirs est fondamental. Ainsi il en va de même avec la fabrication du pain. Une équipe de véritables boulangers s’est formée au départ sous l’enseignement d’un artisan boulanger du quartier. Kike, un jeune historien de l’anarchisme… et apprenti boulanger explique : «Felipe nous a enseigné la manière traditionnelle de faire du pain au levain ; il est lui-même issu de quatre générations de boulangers. Pour moi, c’est très important de pouvoir maintenir ce type de traditions, qui ont tendance à se perdre.» Ainsi chaque vendredi, l’ «atelier pain» est ouvert à qui veut, et Kike, Juan ou parfois même Felipe lui-même, montrent aux intéressés comment faire une fournée de 40 pains dans le four fait maison.

L’exemple pourrait être dupliqué sur la fabrication artisanale de la bière, des savons, la pratique de la danse ou du yoga…

Il n’y a pas ici d’expert hyper spécialisé mais des praticiens aux compétences multiples, la plupart acquises au gré des besoins collectifs ou des intérêts de chacun. Par conséquent, l’approche du travail à Can Masdeu est indubitablement moins aliénante que celle d’une société productiviste où le travail est le contraire des «loisirs», conçu ainsi comme une tâche punitive et pourtant essentielle, où il faut vouloir «travailler plus pour gagner plus (pour accumuler plus)» sans quoi l’on est nécessairement un paresseux, un parasite. Dans cette vision du travail choisi, où l’on se donne les moyens de faire ce que l’on juge nécessaire pour le bien-vivre de la communauté dans laquelle on vit, plutôt que pour satisfaire un «supérieur» (terme intéressant pour indiquer un chef!) dans la visée d’obtenir argent et/ou statut, le travail n’est plus un stade intermédiaire où l’on exécute des tâches dans le but d’obtenir autre chose, mais bien une activité à «satisfaction directe». Et ce n’est pas pour dire que les gens travaillent peu. Can Masdeu est tout le contraire d’un «repère de paresseux». Simplement le travail y a du sens, tout comme sa rétribution qui n’est pas en monnaie sonnante et trébuchante mais dans l’appréciation ou l’utilisation de ce qui est produit ou offert.

Grâce à la mise en commun des jardins et de la maison, les habitants de Can Masdeu n’ont besoin que de très peu d’argent personnel pour vivre. Hormis la contribution mensuelle et individuelle de 25 euros afin d’acheter les denrées alimentaires impossibles à produire dans les jardins (farine, riz, sucre, etc), tout est fourni «gratuitement». «On peut très bien vivre ici avec 200 euros mensuels» nous dit Arnau.

Parallèlement, collectivisation dans le squat Barcelonais n’est pas synonyme de déni de l’individu. On est loin de l’URSS ! Il y a au contraire ici un véritable équilibre entre le respect des besoins individuels et le collectif. Si la grande majorité de la maison est commune, chaque membre a sa chambre individuelle. Au niveau de l’organisation du temps, chacun s’engage chaque semaine à deux jours de travaux collectifs (dont un au jardin) et à cuisiner un repas pour tous. Comme le résume Guilhem: «Lorsque l’on est de cuisine, ça prend environ 4 heures, entre récolter les légumes, les laver, les couper, les cuisiner. Mais alors pendant toute la semaine tous les autres repas sont prêts, à l’heure, sans que j’aie besoin d’y penser. Pour moi c’est un super compromis.» Une fois par mois chacun doit aussi participer à la préparation du repas pour le centre social ainsi que s’engager à des travaux de nettoyage de la maison. Le reste du temps, chacun est libre. Certains travaillent à temps partiel (ainsi Jony et Alvaro sont rédacteurs dans un magazine anti-consommation; Fraggle est musicienne; Noa, actrice), d’autres sont très impliqués dans des luttes locales (notamment sur les squats), d’autres encore s’occupent de leur enfant.

Lors de la visite guidée, organisée comme chaque dimanche, un visiteur posa une question attendue «Mais comment faites vous si l’un de vous ne fait rien? Comment forcez-vous les gens à travailler?» Bryan, un jeune Américain à Can Masdeu depuis le début de l’aventure, fit une réponse inspirante: «Il faut accepter que tout le monde ne travaille pas autant, pour diverses raisons. Si jamais quelqu’un exagère vraiment, nous en parlons. Notre expérience ici est que personne n’aime être un parasite, car cela signifie aussi ne pas vraiment faire partie du groupe. Nous sommes des animaux sociables, nous les humains!»

Can Masdeu semble ainsi être une belle illustration de la théorie qui veut que les rétributions matérielles ne soient pas la seule manière pour que les gens travaillent. On peut en effet entr’apercevoir «une moralité basée sur l’entraide et la solidarité, se développant afin de produire une satisfaction dans le travail pour le bien de tous» (Marshall, 1993 : 656). Il apparaît aussi que s’exemplifie ici la notion purement anarchiste que lorsqu’il n’y a pas coercition, il est possible de trouver un équilibre où le travail se trouve effectué de manière volontaire car, distribué selon les intérêts de chacun et de manière juste, il devient source de plaisir plus que de tourment, tandis que les travaux les plus pénibles sont partagés entre tous.

Au final, on peut se demander avec Marshall si peut-être «il en va de la société comme du corps : la santé d’une communauté libre pourrait bien se mesurer au nombre de parasites qu’en tant qu’organisme elle peut supporter sans disparaître». (1993 : 657)

Néanmoins il me semble que Can Masdeu est une communauté en pleine santé non parce qu’elle supporte un grand nombre de parasites, mais justement parce qu’il y en a si peu : l’implication de tous est réelle et visible. Alors que j’ai entendu si souvent dire que la «nature humaine» exige leaders et hiérarchie pour ne pas sombrer dans le chaos, car sans coercition, il est évident que personne ne travaillerait, Can Masdeu me rend l’espoir, et ça c’est déjà un peu l’Utopie.

Isabelle Fremeaux, John Jordan, le Laboratoire de l’Imagination Insurrectionelle.

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En plus du site internet, Les sentiers de l'Utopie vont amener leurs auteurs à l'édition d'un livre aux chouettes éditions Zones, la réalisation d'un «faux» documentaire et la mise en place d'une série d'ateliers.