Projection sauvage

Mi-juillet à Bordeaux, je prends une bière à la terrasse d’un café de la place Saint-Michel. Contre un mur un drap blanc est tendu, face à lui quelqu’un installe un vidéo-projecteur puis une paire d’enceintes. La nuit tombe, la lueur des images apparaît sur la toile. Quelqu’un d'autre déroule un carré de moquette. Trois personnes s’assoient. D’autres les suivent. On les rejoint.

Place Saint-Michel, Bordeaux, juillet 2011

Plan de situation : Joliette, un film de Till Roeskens

Chronique d’un morceau de ville et de ses habitants pris dans la tourmente d’une restructuration urbaine, Plan de situation : Joliette s’attache à observer, pendant plusieurs années, l’évolution d’un pâté de maisons au cœur du nouveau quartier d’affaires qui s’érige actuellement autour de la place de la Joliette à Marseille. 

Des gens partiront, d’autres arriveront, d’autres tâcheront de rester, de résister. Certains seront occupés à démolir pendant que d’autres projetteront de construire. D’autres encore continueront de vivre leur vie comme si de rien n’était.

Nous serons à l’écoute de tous, et suivrons obstinément les tours et détours parfois insoupçonnés de notre enquête, pour essayer de comprendre comment tout cela s’entrecroise ou s’entrechoque.

Maquette du projet Euromed dans le quartier Joliette

Depuis 1998 la Joliette laisse place aux tours de verre d'Euro-Méditerranée. Selon le site Internet du projet, le quartier est d'ores et déjà «un véritable quartier d'affaires dynamique et attractif». Les places et les avenues sont nettoyés, dégagés de leurs verrues architecturales et urbanistique, misent sous antiseptique. Les habitats précaires sont réquisitionnés, la population change, les bars ferment, les immeubles sont rachetés. Dans une rue que l’on voudrait commerçante les rez-de-chaussés en mauvais état sont revêtus de fausses devantures en pvc imprimé afin de former un décors mal imité d'activité économique intense.

Armé de scotch, de feutres et de papiers découpésn un homme produit avec enthousiasme des affiches interpellant les habitants et les acteurs du projet à propos de l’avenir du quartier. Il tisse des liens entre images et textes dans une joyeuse spontanéité à base de stabilos. Il invite les passants à répondre sur le support même de l'affiche, dans une sorte de mur d’expression au but bien défini: essayer de rendre l’urbanisme un tant soit peu démocratique.

Place Saint-Michel, Bordeaux

Si c'est justement ce film qui est projeté place Saint-Michel c'est parce que ce quartier a quelques points communs avec la Joliette. C'est un quartier métissé et pauvre, les façades n’y sont pas ravalés tous les trois ans, il n’y a presque pas de boutiques, les devantures y sont moins brillantes qu’ailleurs et on y roule difficilement car les piétons y sont nombreux et circulent dans une belle anarchie. Il y a le marché presque tous les jours et quand la place est libre elle est animée d'une vie diversifiée, entre trainards, sportifs, enfants, familles et consommateurs aux terrasses des cafés. Mais hélas les talons se prennent dans les pavés et les sacs Longchamps s'assortissent bien mal avec le quartier.

Et ça c’est emmerdant, parce que la place est en plein centre et ce serait quand même sympa d’y descendre prendre un verre de Bordeaux supérieur sans se salir les bas de costume. D’autant plus que certains se demandent pourquoi ils laisseraient un endroit si agréable aux mains d’une population immigrée qui ne paie quasiment pas d'impôts. Alors la mairie et les investisseurs doucement colonisent. Alignement esthétique sur le reste de la ville, déjà paré d’atouts flambant neufs conformément à la charte urbanistique de Bordeaux. Une manière de dire que ce territoire est le leur, aux bourgeois de Bordeaux, arrières-petits-fils de marchands d’esclaves, docteurs et exploiteurs vinicoles. Et puis, sans rien dire, augmenter les loyers et faire 20% de logements sociaux, pour le cota. Mais acheter et revendre tout le reste à prix d’or.

Simulation de la nouvelle place

La nouvelle place prendra donc la forme d’un projet du XXIe siècle, toujours inspiré des mêmes canons esthétiques contemporains dominants. Ce sera donc platitude et horizontalité : esthétique de la sécurité. Esthétique née avec la nécessité de surveillance : vue dégagée sans recoins, sans escaliers, sans pentes prononcées et sans différence de niveau. Accompagnée de nuit d’un éclairage puissant et perfectionné qui ne laissera aucune zone d’ombre.

Avec la démocratisation des vidéo-projecteurs, la projection sauvage pourrait devenir un moyen de regroupement citoyen répandu. Montpellier, Esplanade, première projection sauvage, vendredi 27 mai 2011

Diffuser un film dans l’espace publique, sans organisation préalable, avec ou sans autorisation si ce n'est celle de l’auteur, est une manière simple et remarquable de montrer des films trop rarement projetés et de leurs donner de nouvelles résonances en les inscrivant dans un contexte particulier propice à révéler leurs portées actuelles et effectives.