Marsha Emanuel, à propos du graphisme d'utilité publique

Nous avons fait la place à de multiples contributions pour le livre que nous préparons actuellement et qui rend compte de notre année de Chantier. Parmi celles-ci, nous comptons un texte très éclairant de Marsha Emanuel sur le «graphisme d'utilité publique».
Après avoir beaucoup croisé cette appellation au moment de notre mémoire Citoyen-graphiste, nous voulions y revenir pour finir d'en comprendre la genèse, l'apogée et son état actuel. Pour nous informer, nous avons évidemment pensé à celle qui fût commissaire de l'exposition Images d'utilité publique et, durant plusieurs années, chargée de mission pour le graphisme à la Délégation aux Arts plastiques.

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Graphisme d'utilité publique


D’où vient la notion de graphisme d’utilité publique?

Le «graphisme d’utilité publique» a existé bien avant de recevoir cette dénomination. Il suffit de citer des expériences aussi diverses que l’élaboration des pictogrammes de l’International System of Typographic Picture Education (Isotype) conçus par le sociologue Otto Neurath et mis en œuvre avec le designer Gerd Arntz en Autriche en 1930 dans le but de communiquer des informations statistiques sous une forme visuellement compréhensible y compris pour les personnes analphabètes ; la création du plan du métro de Londres brillamment schématisé par Harry Beck en 1933 et toujours en usage ; ou encore le Works Projects Administration (WPA) aux États-Unis qui, entre 1935 et 1943, s’adjoignit le concours de nombreux graphistes pour réaliser les affiches illustrant les programmes fédéraux développés pour lutter contre le chômage consécutif à la Grande Dépression de 1929.

Le bon traitement de l’information est un souci ancien. Les livres de Edward R. Tufte, The Visual Display of Quantitive Information (1983) et Envisioning Information (1990) offrent maints exemples historiques de mise en forme facilitant la compréhension d’un contenu par le regard. Mais il a fallu attendre une prise de conscience plus directe des liens entre le graphiste, le commanditaire et la société pour qu’une autre appréciation de cet espace de communication apparaisse. Sans doute, celui-ci répond-il aussi à un changement d’échelle du public et des moyens de le toucher. À une société de masse correspond une gestion de masse. Bientôt viendront les productions d’images du réalisme social soviétique et celle des mises en scène perfectionnées du national socialisme.

Deux expositions m’ont permis de procéder à une identification plus précise du «graphisme d’utilité publique» : La première, Le graphisme au service des collectivités, a été organisée pour l’International Congress of Graphic Designers (Icograda) à Zurich en 1977; la seconde, Design néerlandais pour le secteur public, était une exposition itinérante mise en forme par le studio Dumbar pour le Ministère de culture, bien-être et santé du Pays-Bas, en 1979. Dans les deux cas, le propos était d’attirer l’attention sur le rôle que peut jouer le graphisme pour améliorer la vie en société. Les deux expositions tentaient de démontrer que le design est une nécessité, non un luxe. Bien qu’il joue un rôle fonctionnel, il peut aussi contribuer à rendre notre vie commune un peu plus agréable.

Ensuite, dans ma recherche, j’ai trouvé d’autres initiatives visant à stimuler, décrire et parfois théoriser la création dans ce domaine. Les Américains ont lancé en 1972 un programme ambitieux dans le but d’améliorer les identités visuelles du gouvernement fédéral (ainsi, la Nasa ou le Département de la Justice se dotèrent d’identités graphiques consignées dans des cahiers de normes très élaborés pour veiller à leur application). En 1979, Le British Council organisa l’exposition Communication sociale: graphisme pour l’information du public; en 1970, au Danemark, un ouvrage a été consacré au design administratif. L’heure d’un graphisme public tourné vers le citoyen semblait venue.

La première référence au «graphisme d’utilité publique», celle qui a inspiré le titre de l’exposition Images d’utilité publique du Centre de création industrielle au Centre Pompidou (1988), a été faite lors de la Première Biennale de graphisme organisée à Cattolica en Italie en 1984. Le sous-titre de cette exposition, dont Giovanni Anceschi était le commissaire, était Propagande et culture: Enquête sur les affiches d’utilité publique.


Quels sont ses équivalents à l’étranger?

Chaque pays développe et aborde le sujet différemment: les termes — «information design», «intérêt public», «pro bono», «secteur public» — peuvent recouvrir des pratiques semblables, mais diversement investies. Celles-ci recouvrent tous les champs d’activité du graphisme — dessin des monnaies, des timbres, des formulaires, documents officiels, cartographie, systèmes d’identité graphique, signalétique, brochures, revues et éditions, sites Internet — mais certains secteurs peuvent être privilégiés en fonction des habitudes culturelles et des besoins de terrain. Ce sont sans doute les Néerlandais qui ont renforcé le concept et l’ont mis en pratique avec le plus de bonheur. Néanmoins, l’objectif est le même : reconnaître et assumer la mission visant à aider le citoyen-usager à mieux appréhender, comprendre et gérer son univers quotidien. Les objets graphiques qui lui sont proposés doivent être, selon le cas, informatifs, rassurants, respectueux, inventifs (et beaux!)

Dans le graphisme d’intérêt public, s’il y a à annoncer, il n’y a rien à vendre. Il ne s’agit pas d’objet marchand ni de propagande. (Néanmoins la question des limites entre la persuasion en faveur d’un comportement plus civique et la propagande se pose, et le sujet mérite d’être débattu.)

Comme il s’agit ici du rapport à la vie de la collectivité, il importe de connaître l’attitude adoptée par les pouvoirs publics à l’égard des publics auxquels ils s’adressent. C’est plutôt la question de l’engagement d’un commanditaire, représentant d’une institution et d’un graphiste. Que le financement d’un projet soit privé ou public, l’important c’est l’éthique qui le sous-tend.

La communication publique de chaque pays est un excellent révélateur. Voir le graphisme d’un pays c’est regarder le pays, l’époque. C’est, en fin de compte, un terrain très politique.


Quelle a été sa trajectoire?

En France, au moment de l’exposition Images d’utilité publique, le sujet a semblé arriver comme de l’eau sur un terrain asséché. Il y avait une très riche tradition d’engagement politique qui s’exprimait à travers les images, plus particulièrement dans le domaine des affiches; le paysage était en train d’évoluer juste à ce moment-là. Beaucoup de graphistes m’ont exprimé leur bonheur de voir nommer les sentiments qu’ils portaient en eux et qu’ils n’avaient pas encore identifié. Peut-être y avait-il un glissement vers un engagement social plus large, qui n’était pas uniquement limité à l’action militante ou à l’opposition politique. Mais le terme était révélateur d’un clivage entre les graphistes: «Êtes-vous gupiste?» (graphiste d’utilité publique) était le titre du numéro de la revue Signes paru en 1992. Ce n’était sans doute pas le concept même qui posait problème, mais la manière dont certains le vivaient, peut-être comme un jugement moral sur leur propre pratique. La France a été, et est encore, un pays très politisé. Le «graphisme d’utilité publique» en étant nommé a sans doute suscité de nouvelles tensions.


Qu’en reste-t-il aujourd’hui?

Si beaucoup de graphistes se sont emparés de ce terme de manière positive, il a également rencontré ses détracteurs. C’était comme s’il s’agissait d’une mode destinée à être remplacée par une autre, puis, comme si l’idée était devenue démodée — on se sentait légèrement mal à l’aise en y faisant référence.

Aujourd’hui, la situation est encore différente. La progressive dégradation des conditions de la commande publique (difficulté des commanditaires de se projeter dans une vision sociale et culturelle à long terme, concours inadaptés, choix consensuels effectués par des jurys peu professionnels, méconnaissance générale de la méthodologie, etc.) a contribué à affaiblir la promesse «d’utilité publique». Travailler avec des artistes et ou des commanditaires dans le domaine de l’art contemporain est devenu plus attrayant pour de nombreux graphistes. Ils trouvent une liberté plastique rarement permise dans la commande publique qui s’aligne, elle, de plus en plus sur les méthodes et codes publicitaires.

La nécessité d’un graphisme d’utilité publique existe comme jamais, si ce n’est plus. Elle se fait sentir aussi bien lorsqu’on doit se débrouiller tant bien que mal avec un site Internet bavard ou chercher un panneau d’orientation caché derrière des publicités au risque de rater son train, coller un timbre dont l’image est affligeante de bêtise… Partout il y a place pour un graphisme beau, intelligent et digne. Peu importe le nom qu’on lui donne — utilité publique, design d’information, secteur public, pro bono — il y a encore des graphistes et, espérons-le, des commanditaires prêts à défendre leurs convictions dans leur travail.

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Marsha Emanuel, mai 2009