Après avoir rencontré Jean-Pierre Grunfeld puis deux responsables du journal Ivry ma ville, il nous semble approprié d’entendre des graphistes. Nous commençons par Pierre Bernard, un des trois fondateurs de l’atelier Grapus – 1970-1990 – et actuellement «patron» de l’Atelier de création graphique. Il fût également professeur dans notre école et il fait partie, depuis 2002, des directeurs artistiques du festival international de l’affiche et du graphisme de Chaumont – avec Alex Jordan et Vincent Perrottet. En 2006 il recevait le prestigieux prix Erasme pour l’ensemble de son parcours dans le « graphisme pour le domaine public ».
Il concentre désormais son activité professionnelle sur des commandes d’institutions culturelles – Centre Pompidou, Centre national du cinéma… – et travaille également avec le Secours populaire.
Mais si nous voulons le rencontrer c’est notamment pour parler des créations d’identités de Villes auxquelles il a participé – Blanc-Mesnil et Ivry-sur-Seine – et aussi comprendre pourquoi il a arrêté ce type de projets.
Nous retrouvons Pierre Bernard dans les locaux de l’Atelier de création graphique, rue du Faubourg Saint Martin, à Paris.
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P. B. — J’ai soixante-six ans, je suis graphiste.
J’ai fait les Arts déco comme vous1. Ensuite je suis allé en Pologne2. Ensuite, trois ans après, il y a eu Mai 683 qui m’a fait rencontré Gérard Paris-Clavel et François Miehe.
On avait ramené de Pologne l’idée de pouvoir faire de l’affiche ressentie « vraie » en relation avec la vie sociale. 68 est arrivé là-dessus et a donc été une sorte de répétition générale, une expérience fondatrice.
Après, l’Institut de l’environnement4 s’est formé aux Arts déco. Ce fût un endroit formidable où on a articulé théorie et pratique ; on a compris pourquoi certaines choses étaient intéressantes dans notre pratique de graphiste et d’autres l’étaient moins. Cela nous a conduit à fonder Grapus.
Ainsi on a essayé de réfléchir à comment faire des images pour le Parti communiste5. On trouvait que les communistes avaient des formes qui n’étaient vraiment pas à la hauteur de leurs prétentions et donc nous, on avait la prétention de faire que ces formes soient rénovées et de leur donner de la force.
On s’est mis en collectif parce qu’on avait aussi cette idée que faire des images politiques c’était les réfléchir jusqu’au bout ensemble : les parler ensemble, les critiquer ensemble, etc. et donc de les faire ensemble. Le faire est l’un des problèmes d’aujourd’hui6 : cela a été discuté ensemble, conçu ensemble, critiqué ensemble mais, concrètement, fait par des gens différents.
Grapus a existé sur vingt ans, scandé par des périodes très différentes.
Il y a une première période de dix ans très politique. Dans l’époque 70-80, la politique ça voulait aussi dire découvrir le champ culturel, beaucoup de gens intéressants dans celui-ci venaient alors de la militance politique.
81 c’est un basculement. C’est la prise de pouvoir par les socialistes. Les postures du politique et du culturel, en France, vont un peu changer. Les institutions arrivent soudainement dans le champ du graphisme, elles se portent demandeuses.
Les pays anglo-saxons ont eu une évolution beaucoup plus harmonieuse, beaucoup plus lente avec le graphisme. Celui-ci est implanté beaucoup plus profondément dans leurs sociétés qu’il ne l’est chez nous.
De notre côté la réclame s’est transformée en publicité à travers le travail de Savignac essentiellement – qui était un chef de fil et un mec très drôle, une sorte de génie un peu anarchiste comme on les aime ici en France. Pour moi il a mis un coup d’arrêt au développement du graphisme. « Cassandre a été battu par Savignac » et je trouve cela bien dommage : cela nous a fait prendre un retard considérable.
Savignac est très bon, son œuvre est formidable. Il a été choyé par les publicitaires français – après avoir été rejeté par ailleurs – et c’est ainsi la pub qui a emporté le système de la représentation visuelle dans la société française.
Pour Grapus, les dix années 80-90 ont été les tentatives différentes de travailler avec les différents niveaux de la société : les comités d’entreprise, les municipalités, les associations de toutes sortes et y compris les institutions au plus haut niveau via les concours ; La Villette en 1985, Le Louvre en 1989 et les Parcs nationaux de France ensuite7.
Entre temps, le fameux système collectif mis en place au départ avait bien sûr évolué.
Aussi notre regard sur la création avait changé dans la mesure où on s’était rendu compte, au fil des années, qu’il y avait une part d’irréductible dans la création, que tout ne passait pas par le langage et par la transparence, même active et voulue entre nous.
Il y avait également la diffifculté d’intégrer des nouvelles générations, comme Vincent Perrottet, dans le système du collectif.
On a ainsi eu une lente séparation à partir de 1985 au niveau du collectif – de mon point de vue. Trois ateliers naquirent au sein de Grapus, à partir de 86-87, et allaient donner naissance aux trois ateliers que vous connaissez8.
Après la fin de Grapus je trouvais très intéressant de travailler avec les institutions. On venait de faire le Louvre et les Parcs nationaux avec Dirk Behage et Fokke Draaijer et on a alors fondé cet atelier avec l’idée de continuer ce type d’activité. On voulait développer la signalétique – chose que l’on n’avait jamais fait à Grapus – pour être dans les lieux publics mais l’atelier a eu beaucoup de mal à progresser dans ce domaine. On a aussi travaillé pour le papier Job pendant très longtemps. On a fait des choses diverses avec des institutions de tailles plutôt moyennes jusqu’à 1995 où on a recommencé à travailler avec le Centre Pompidou pour la signalétique et puis en 2001 à la suite d’un concours9.
En ce moment l’atelier fait donc des petites choses mais fonctionne essentiellement sur deux grandes institutions : le Centre Pompidou10 et le Centre national du cinéma.
P. B. — Je ne sais pas si c’est ça. Il n’y a jamais eu de désaccord théorique exprimé à ce sujet. Mais quand quelqu’un se retire d’une problématique, cela marque son désaccord ; quand Gérard Paris-Clavel s’est désintéressé du Louvre, il n’a pas théorisé et a fortiori il n’a pas été un «terroriste anti-Louvre» ! Il s’est simplement retiré en disant « Je ne participe pas à ça, ça ne m’intéresse pas ».A. Z. — Il y a des changements d’échelles dans votre réflexion. Qu’est-ce qui vous amène, à un moment donné, à cette idée qu’il faut travailler pour des institutions plus grandes ? Est-ce que cela va participer à créer le schisme de Grapus ?
Avec La Villette on avait passé un contrat assez étonnant. Personne ne savait alors ce qu’était vraiment le graphisme et une fois qu’ils avaient un logo ils ne savaient plus ce qu’ils allaient nous demander – à part les papiers en-tête. Pour générer de la commande intéressante on a eu l’idée de passer un contrat de « service ouvert » : par ce biais ils pouvaient nous demander tout ce qu’ils voulaient et on le faisait, pour une somme sur une année. Ils étaient dans une période créative, beaucoup de choses poussaient, se mettaient en place et donc il y avait plein de commandes. On faisait sans arrêt des trucs que l’on proposait et là où on commençait à rencontrer une difficulté c’est qu’il fallait les réaliser, que cela ne reste pas seulement des projets. Donc il fallait trouver le budget et ainsi de suite… On faisait tout à l’envers et cela a conduit à une production assez intéressante mais en même temps d’une grande fragilité. Ainsi tout ce qu’on a produit a très vite été balayé11.
Dans un projet plus petit – dans une association, une municipalité, etc. – on était toujours en rapport avec un commanditaire qui était une personne. On arrivait généralement à convaincre cette personne de travailler avec nous, ce qui en définitive revenait pour elle à fournir un travail pour sa propre organisation. C’était souvent une prise de partie où on captait la personne pour qu’elle fasse ce travail avec nous vers son intérieur à elle – ce qui n’était pas si facile.
Avec La Villette c’est devenu autre chose. On a découvert qu’il fallait passer des heures et des heures en réunion avec des tas de gens et très vite on s’est rendu compte que les oppositions n’étaient pas forcément liées au projet en question, autour de la table, mais liées à d’autres attitudes qui dépendaient de l’économie même de l’institution. C’est cela qu’on rencontre dans les grandes institutions et c’est très difficile à gérer ; il faut donc être tout prêt du pouvoir le plus haut. C’est la seule attitude que je tire de cet apprentissage.
Dans les associations on peut être beaucoup plus prêt des actifs, des militants, alors qu’en principe, dans une grande institution, le premier militant c’est le président – autrement ça ne marche pas.
P. B. — Je ne sais pas si c’est plus identifiable : une ville c’est déjà grand. Là où on travaille à de petites échelles, pour moi, c’est avec un théâtre ou une association qui s’occupe d’une chose bien précise. En fait c’est là où l’émetteur peut garder son autonomie en permanence.N. F. — Mais il y a aussi le problème de faire des images qui s’adressent à un public national – par exemple avec La Villette – alors que dans le contexte d’une ville on travaille pour des gens plus identifiables.
Les théâtres ont désormais changé12 mais ils ont eu un moment la prétention d’exister en ville – même les petits théâtres.
Pendant deux ans on a travaillé pour le Petit Odéon et avec presque rien : ils avaient des 40 x 60 qui étaient collés sur les colonnes Morris – c’était collé à cette époque – et puis le truc qui existe encore, qui est lamentable, l’espèce de carrelage d’affiches dans le métro… Il fallait donc exister avec ça.
Cela a bien marché car à chaque fois on essayait de traiter de la problématique de la pièce avec le metteur en scène. La salle, en tant que structure, voulait aussi être présente : on leur avait fait un logo, repérable en tant que tel et assez fort. Mais on mettait en péril la salle avec l’image du metteur en scène de manière à ce que, précisément, cette tension entre un lieu qui accueille et quelqu’un qui vient y faire son cirque existe. À mon sens cela n’existe pratiquement plus.
C’est cela la petite échelle.
Avec cette affiche on faisait exister la problématique du théâtre dans la ville. Les affiches ne servaient à rien en terme d’information mais c’était de la présence citoyenne. Avec cette affiche on montrait que dans un lieu de la ville il se passait des choses importantes et même sans y aller on pouvait le savoir. Ce n’était pas seulement l’information « le théâtre marche ».
Ceci est une théorie assez minoritaire qu’on défendait à Grapus.
P. B. — Oui, c’était la conception générale qu’on avait de l’affiche, y compris en politique – et cela grâce à Tomaszewski. Les affiches sont là pour signifier qu’on est dans le lieu public et que quelque part il se passe quelque chose qui nous concerne. Il faut y aller pour être encore plus concerné mais l’affiche en est déjà le signe et pas simplement une information clean.A. Z. — Cela me fait penser aux affiches de Tomaszewski pour le cinéma : elles étaient produites alors qu’à l’époque les files d’attentes étaient toujours au rendez-vous. Il n’y avait pas d’enjeu informatif et c’est à partir de là que Tomaszewski pouvait développer son travail.
Aujourd’hui on est dans le clean absolu à ce niveau là13.
P. B. — Déjà il y a énormément d’affiches. Quelque part la quantité a tué le système de l’affiche qui est un système de captation.A. Z. — J’aimerai connaître votre conception personnelle de l’affiche dans la mesure où pour les graphistes c’est un support « mythique » et ainsi elle a fait l’office de réflexions particulières comme vous venez de nous en parler.
Mais avec le temps ce support a changé de valeur du fait, peut-être, de l’apparition d’autres médias et de la place qu’il occupe actuellement en ville. C’est comme cela que, pour certains ce support, en tant que tel, est à mettre de côté.
Pour votre part, aujourd’hui, quand vous produisez un 4 par 314 avec le Centre Pompidou par exemple, pensez-vous que les réflexions héritées de Tomaszewski ou des célèbres affichistes français sont encore viables ?
Une affiche se met droit, devant les gens, entre l’émetteur et la personne. Ça s’interpose. C’est cela qui fait sa force et y compris, à mon avis, sa valeur mythique au plan démocratique. C’est-à-dire que c’est quelque chose qui est là où on ne l’attend pas. Qui se met sur un mur dont on n’a rien demandé.
Alors que, de plus en plus, on est dans un système qui demande de l’affiche, qui choie l’affiche, qui la met sous verre, qui lui enlève de la force, qui lui enlève de la violence15 et puis, surtout, ce système la met dans une logique d’acceptation automatique – et donc de refus.
Moi je ne regarde pas les images sous verre. Aussi je m’aperçois que des campagnes ont pu avoir lieu et je ne les ai même pas vu. Il faut que je sois un petit peu capté par une affiche pour la regarder, qu’elle vienne me chercher, et à ce moment là je passe un certain temps avec elle. Je ne regarde pas les lieux où elles sont apposées aujourd’hui parce que ce sont des lieux d’ordre, des lieux de convention.
Donc pour moi, en gros, il y a de moins en moins d’affiches parce qu’il y en a de plus en plus. Alors comment faire malgré tout ? C’est vrai que c’est compliqué.
Par exemple pour Pompidou on jouit de contenus souvent très intéressants ; quand une affiche est éditée c’est souvent pour un artiste ou pour une manifestation artistique, avec une épaisseur réelle et qui la plupart du temps dépasse largement les intérêts du commerce culturel d’aujourd’hui. C’est une grande chance que l’on n’a pas avec beaucoup d’autres clients.
Et puis on se raconte que cette affiche peut être un signe formidable pour introduire un sujet et on essaie de le mettre en œuvre à travers l’affiche.
Après, est-ce que ça marche ou est-ce que ça ne marche pas ? Moi je dis à mon client que ça marche parce qu’il faut qu’il m’en fasse faire d’autres, et puis c’est tout.
« Ça marche » ne veut rien dire. C’est là que l’on est parfois en désaccord avec le client car moi je crois que « ça marche » si quelque part on capte l’intérêt des citoyens, des badauds qui passent, si on capte leur sensibilité et leur intelligence à travers quelque chose qui les questionne, qui les étonne, qui leur fait appuyer leur regard sur l’image.
Alors que le fonctionnement des affiches publicitaires est exactement l’inverse : celle-ci va aussi vous capter, très vite, et surtout vous donner tout de suite la solution de la promesse qu’elle tient – c’est-à-dire le produit – et puis en rester là. Le désir est suscité mais sans motivations précises, sans rapport avec l’émotion propre à l’image de l’affiche. C’est l’information, l’évènement, qui doit vous saisir et c’est ça la tendance vers laquelle on veut nous emmener, la plupart du temps, dans la communication. C’est celle des responsables de communication.
Nous on résiste et on essaye au contraire d’emmener les gens sur un questionnement ou sur une émotion visuelle, la plus fine possible, la plus intéressante possible, parce que la plus ouverte possible. Alors on y arrive quand même parce qu’avoir des 4 par 3 dans le métro, par exemple, nous conduit à nous mettre en situation de contraste généralisé ; la plupart des affiches fonctionnent avec des discours très appuyés et des promesses très claires tandis que nous on peut fonctionner dans une espèce de bizarre silence, de tranquillité absolue ou sur une tension très simple. Du coup l’effet de contraste fait que l’on estime que des gens peuvent être captés dans notre système. Le système d’interrogation, de plaisir de l’image, va les conduire à se dire «j’aimerais aller à Pompidou».
Et puis il y aussi tous ceux qui connaissent ; on bénéficie sur un sujet comme celui-là de toute une quantité de gens qui ont déjà la connaissance, qui sont déjà sensibilisés. Ce sont aussi des alliés pour continuer à travailler ainsi dans notre domaine parce que, quand même, il est clair que les gens ne sont pas tous voués au marketing comme des imbéciles.
P. B. — Ce problème est lié à plusieurs choses.A. Z. — Les institutions publiques ont généralement récupéré cet instrument du commerce et de l’industrie – qu’est le marketing – alors même qu’elles avaient déjà un bagage historique, une légitimité originelle, ainsi que des gens pour qui elles comptaient réellement. Malgré cela elles se sont mises en tête qu’il fallait vendre, qu’il fallait conquérir de nouveaux marchés, qu’il fallait nous trouver de nouveaux besoins.
Est-ce que l’institution culturelle doit se vendre comme cela alors même qu’elle est d’intérêt public dans sa propre fondation ?
Ici la culture acquise est, pour la plupart des gens, une culture publicitaire – y compris pour l’élite. C’est la présence du graphisme par la publicité qui forme les gens. Ils veulent ensuite faire de la « bonne publicité » comme ils veulent être les meilleurs là où ils exercent, c’est une chose naturelle.
L’autre chose est que depuis 90 à peu près, l’attitude du gouvernement par rapport à la culture est de dire que les lieux culturels doivent être rentables : ils les mettent dans une problématique de rentabilité et d’isolement. On sort de cette période où l’État était le propriétaire général de tous les systèmes culturels pour qu’ainsi chacun d’entre eux ait sa propre autonomie économique.
P. B. — Oui, on n’est plus dans une conception étatique de la culture.A. Z. — Comme les mairies…
Cela a des avantages car ainsi se créent certains enthousiasmes individuels très forts. Mais idéologiquement c’est catastrophique ; tout le monde se pense comme un petit commerçant et veut réussir à vendre sa salade, ce n’est donc pas très bien.
P. B. — Je pense que ce n’est pas aussi mécanique. Je suis assez d’accord sur le fait qu’aujourd’hui, effectivement, il faut remettre en question ce qui existe parce que cela relève complètement de structures publicitaires16.A. Z. — On remarque dans l’historique de la communication publique qu’au moment de son arrivée, quand « communiquer » était une nécessité assez neuve, il y a eu certaines choses d’expérimentées et la possibilité de poser une réflexion.
Il n’y avait rien à « remettre en question » car tout était neuf alors qu’aujourd’hui on fonctionne sur des automatismes bien en place et faire un travail graphique intéressant c’est avant tout « remettre en question » ce qui existe.
Avant ce n’était pas le cas.
À la fin des années 80, l’exposition de Marsha Emanuel sur l’utilité publique au Centre Pompidou17 était basée sur des exemples anglo-saxons – Angleterre, Pays-Bas –, qui étaient autant de tentatives matinées d’humanisme.
Mais le développement anglo-saxon n’a pas ignoré la pub, il ne faut pas pensé que tout est bien de leur côté et qu’ici tout est mauvais. Il y a eu des radicalités de marquages volontaristes et systématiques18 qui étaient ennuyeuses.
Comme on l’avait déjà fait pour les Parcs nationaux, au début du travail avec Ivry on a fait un très intéressant déroulé de tous les secteurs dans lesquels la municipalité signait des messages et à quoi cela ressemblait. Toutes ces merdes que les municipalités produisent vers tout le monde, partent toujours d’un bon sentiment mais sont faites de bric et de broc, sans bien y réfléchir. Quand on met tout ça à la suite et qu’on le montre à des élus alors ils commencent à réaliser qu’ils sont à la tête d’un tas de merdes et qu’ils en produisent tous les jours. Ils ont le sentiment de faire avancer les choses alors qu’en fait ils répandent du désordre en permanence.
Cette démonstration est formidable pour un élu. Mais je pense qu’aujourd’hui les publicitaires agissent de la même manière ; ils disent « voilà comment il faut faire », ils montrent des choses bien classées, qui ressemblent à un ordre. Du coup on y adhère et on s’en fout de quelle fleur a été mise à la boutonnière ou quelle typographie va animer tout ça…
P. B. — La dernière expérience date de 1998 avec Ivry. C’était un des rares appels d’offres « sur dossier » de la part d’une mairie : il n’y a pas eu de concours où il fallait faire la preuve de son travail et le dossier permettait d’expliquer comment on allait travailler, comment on s’y prendrait.A. Z. — Au sujet des villes, l’atelier fait-il encore des projets avec des municipalités ?
On a donc été choisi en proposant de travailler dans un comité de pilotage, une commission.
De cette manière il a fallu une année pour déterminer une esthétique graphique, un début de stratégie d’occupation du système graphique dans le réel. Ce travail a été lent et difficile : la commission fonctionnait au départ comme une commission municipale sur un autre sujet et il a fallu qu’elle s’implique de plus en plus dans une démarche beaucoup plus concrète, liée à des formes, à des choix, à des responsabilités par rapport à des orientations plastiques. Cette commission devenait de plus en plus intéressante mais son dirigeant, malheureusement, est décédé au bout d’un an. C’était l’élu19.
Le décès de l’élu a bloqué le système parce qu’il n’y avait plus personne pour le porter. C’est très important qu’un tel engagement du graphisme avec une municipalité soit porter par des gens possédant un pouvoir politique – et ce sont seulement les élus qui ont le pouvoir politique dans ce type d’organisation.
Avec l’élu avait était été lancé le logo, on avait commencé à former un certains nombre de gens à son usage, mais l’adaptation dans les différents services et la réalisation de certaines présences de l’identité à un niveau plus lisible – autre que simplement le papier municipal – ne se sont jamais fait.
On a commencé à travailler avec un service médical et puis cela s’est ensablé pour des raisons diverses.
Il y avait peu de moyens mais le problème essentiel était qu’il n’y avait plus de volonté politique, il n’y avait plus personne pour comprendre la nécessité de se donner du mal.
Travailler avec une municipalité c’est très compliqué. Il y a plein de dimensions. Par exemple avec la ville de Blanc-Mesnil20 à la fin des années 80, on avait une envie, une adhésion très forte à l’idée de faire. Mais le projet a toujours été limité ; la personne qui nous l’a commandé était tentée de nous le donner par solidarité militante alors qu’elle ne comprenait pas à quoi cela servait.
On n’arrivait à rien parce que très vite on s’est aperçu, dans une domaine comme celui-là, qu’il y a toutes sortes de choses à faire et qui ne dépendent pas forcément de se propre sensibilité de graphiste. Certaines choses doivent être faites par d’autres, doivent être réglées sur un mode très systématique, industriel, et non pas confiées à des sensibilités différentes. Par contre, il y a des éléments qui sont réglés de manière politique, technique, et qui devraient être sous influence sensible d’un graphiste. D’un seul coup on comprend vite, dès qu’on s’approche de ces organismes, qu’il y a du rangement et qu’il y a du lyrisme, qu’il y a les deux choses à apporter. Les deux choses ne sont pas forcément amenées par les mêmes personnes et avec les mêmes outils.
P. B. — Pour Blanc-Mesnil on a travaillé sur la base d’un logotype, on leur avait fait une image symbolique. Ils ont fini par se l’approprier – ça ne s’est pas passé tout seul – et ainsi on jouissait avec eux d’un renom à ce titre là.N. F. — Concrètement vous pensez à quoi ?
Du coup, quand on leur disait « Il faut refaire les formulaires ceci cela » – on avait identifié qu’il fallait les faire mieux –, cela les embêtait, passer par nous leur semblait inadapté. En même temps on ne savait pas trop bien les faire ces formulaires ; on aurait pu les confier à d’autres.
À ce moment là il aurait fallu que l’on ait plutôt une mission de direction artistique ou de direction de communication associée – je ne sais pas comment le dire – pour que l’on trouve les gens capables de faire très bien les formulaires.
Et puis confier les affiches, la gestion artistique du logotype à travers les affiches dans la ville, à d’autres qu’à des bons, c’était une erreur politique de notre point de vue.
J’ai trouvé un intéressant exemple d’un usage du logotype détourné par Michel Quarez. Tellement bien détourné que l’usage du logotype devient positif. Certaines personnes à la municipalité ont vécu cela comme une atteinte au logo alors que moi, dès que je l’ai vu j’ai trouvé ça magnifique ! Effectivement, Quarez le pousse un peu de travers mais il fait quelque chose qui va tout à fait dans le sens de l’esprit du logo.
La relation à la sensibilité artistique de certaines parties des identités est très importante parce que c’est cela qui soigne le côté symbolique d’une identité pour une ville. C’est très important.
Mais il faut aussi pouvoir déléguer, identifier des secteurs à faire par d’autres, tolérer des niveaux de qualité différents… C’est assez complexe.
P. B. — Il faut que les choses se présentent.A. Z. — Le fait de ne plus participer à des identités de mairies, de collectivités territoriales, est-ce que c’est une volonté ?
Avec l’atelier j’ai développé un type d’entreprise qui ne vise pas à grossir, je n’ai jamais pensé qu’il fallait devenir un très grand atelier au sens de la quantité de gens. Actuellement on fait tourner l’atelier en travaillant sur le Centre Pompidou, sur le CNC, de temps en temps sur l’Orchestre des Champs-Élysées, ainsi qu’avec quelques petits clients. On a assez de travail pour en vivre et on ne pourrait pas en prendre beaucoup plus.
Dans la période actuelle on préfère faire des choses bien à un endroit plutôt que de tenter et de ne pas arriver à les faire bien dans plusieurs endroits. C’est un choix.
Mais si demain une ville intéressante du point de vue de son engagement citoyen vient ici, on la recevra avec plaisir !
Ça ne se présente pas.
P. B. — À ce sujet on essaye avec l’AGI21 de lancer une opération de prise de conscience auprès des membres de l’organisation et des jeunes graphistes. Les réponses gratuites qui sont sollicitées à tous les niveaux dans le système de recrutement du graphisme sont une catastrophe parce que cela ne sert ni les graphistes, ni les clients possibles, alors que c’est le système qui se généralise.A. Z. — Les appels d’offre posent d’importants problèmes alors qu’aujourd’hui tout semble devoir passer par ce type de concours. Comment vous positionnez-vous ?
P. B. — Ces éléments sont aussi à prendre en compte par le graphiste.N. F. — Mettre un travail en place demande de s’inscrire dans la durée mais les appels d’offre sont renouvelés tous les trois ans, tandis que les mandats dans les villes durent six ans et que la tendance générale est de faire table rase du travail du prédécesseur… Comment peut-on réaliser quelque chose dans ce contexte ?
Avec Ivry par exemple on avait mis en place ces réunions de comité de pilotage.
La première fois, on se dit « Bonjour », tout le monde est content, puis « On se revoit quand ? », on sort nos carnets, « Dans un mois ou dans trois semaines », « Aurez-vous des choses à nous montrer ? », « Ah non ! on n’aura rien à vous montrer. On va continuer à réfléchir, on verra, on vous enverra un ordre du jour de ce qu’on va essayer de faire pour la prochaine fois », et là on envoie plutôt des questions, entre temps on fait enquête, on furète un peu partout, on essaie de voir ce qui s’est fait depuis des années, d’où ça vient, qui a amené quoi, etc.
Puis la fois d’après on va amener tout ça sur la table, on va discuter.
Au bout de deux réunions comme ça, le gens commencent à être énervés ; ils attendaient du graphiste qu’il leur amène quelque chose, même plusieurs choses, « et puis qu’on vote ! parce qu’on est là pour ça ! on est pas là pour passer son temps à perdre son temps ! » Voilà comment cela a failli tourner mal au début ; cela durait trop longtemps. On ne savait pas quoi faire d’autre que de regarder, d’attendre, de discuter, etc.
Après un certain temps on a amené des éléments graphiques et on a alors acquis leur confiance. À partir de là on pouvait faire comprendre qu’il allait falloir travailler dans une stratégie de moyen terme et de long terme.
Mais encore une fois, il faut que ce soit assumé par des élus.
Sinon il y a de toute façon l’élu qui arrive, qui dit « Alors où vous en êtes ? », et si on est simplement en train de lui proposer une stratégie – c’est-à-dire qu’il faut qu’il réfléchisse si c’est la bonne – alors il est très déçu. Lui s’attendait à qu’on lui donne un outil et ce n’est pas un outil qu’on lui donne, c’est au contraire un problème – et le problème il faut le résoudre ensemble.
P. B. — Des préconisations. Plusieurs préconisations. Il y a le plan A, le plan B, le plan C, le plan D… « Choisissez ! »N. F. — C’est pour cela qu’ils vont voir des agences de communication qui, du coup, fonctionnent en donnant des réponses.
P. B. — Moi jamais. Je ne fais qu’une seule solution.A. Z. — On trouve également cette procédure chez les graphistes.
P. B. — Oui mais à ce moment là on peut proposer plusieurs choses, mais à condition que ce soit justement des éléments qui permettent la discussion, qui permettent d’enclencher le contact avec le responsable de manière à ce qu’il mesure lui aussi que ce n’est pas un choix superficiel. Ce n’est pas le choix de telle ou telle fleur sur une boutonnière ou d’une décoration qui pourrait en être une autre. C’est quelque chose de plus profond.A. Z. — Dans votre pratique vous faites jouer l’expérience, le dialogue, le temps. Ce sont autant de qualités que l’on ne possède pas en sortant de l’école.
P. B. — Dans les écoles c’est difficile.A. Z. — C’est peut-être provocateur de dire cela mais j’ai l’impression que ce positionnement est non pratiqué, en commençant dans les écoles.
Moi je n’ai pas appris cela à l’école. J’y ai appris le système de l’identité de produit ; c’était une approche technicienne et esthétique, au mieux.
Mais alors que ce n’est justement pas ça ! On l’apprend dans les grandes entreprises américaines – comme IBM – qui ont un passé, une histoire : elles ont développé des identités sur un temps extrêmement long en tenant toujours compte de ce qui était à la base, à la racine. Je pense que la démarche juste est là.
Pour une ville c’est encore plus compliqué qu’une entreprise.
On peut alors toujours faire semblant de penser le contraire…
Quand j’en parle ce n’est pas pour dire ce qu’il faut faire – je n’ai pas de conseils à donner à ce niveau là. J’en parle en fonction de mon expérience. Mais peut-être qu’aujourd’hui il faut tout renverser et réfléchir autrement. Peut-être qu’il faut justement avoir une autre stratégie politique vis-à-vis de ces identités. Ce n’est pas immuable.
À la fin des années 80, l’idée qu’on avait des images de villes, les « images d’utilité publique », et puis ce qu’on a essayé de développer aussi bien avec Blanc-Mesnil qu’avec Ivry, ce sont quand même des conceptions qui relèvent de l’identité de produit. C’était comme ça même si ces identités de produits avaient été magnifiées par des pratiques plus humanistes.
Au Pays-Bas également, il y a eu des choses très délicates et socialement intéressantes mais qui revenaient quand même à l’idée qu’il fallait faire des identités émanant de la logique de produit : « Nous sommes comme cela, voilà nos signes ».
Peut-être peut-on penser qu’une ville c’est autre chose ?
P. B. — On peut penser à des systèmes plus souples – mais quand même des systèmes.N. F. — Effectivement, on se demande si une ville a besoin d’une identité.
Je pense qu’une ville ça se regroupe, ça a un centre, ou plusieurs centres, ça se tisse. À un moment on est dans la campagne, à un moment on est dans la ville et il faut bien passer de l’un à l’autre. C’est un endroit de concentration et d’activité humaine intense et diversifiée.
À partir de là, comment cela se met-il à travailler ? avec quels outils ?
Les routes ça construit des villes. Les rivières ça construit des villes. Il y a toutes sortes de choses. Si on considère tout ça, comment le graphisme peut-il construire des villes ? Il y a sûrement à trouver d’autres choses qu’une stratégie de produit qui donne ses limites, qui donne son esthétique, etc.
J’aime bien l’identité qu’on a fait pour Ivry : elle va chercher sa racine dans le son – produit par la prononciation du mot « Ivry » – et puis dans un système d’inversion nationale – c’est la fierté nationale inversée, du rouge on va au bleu. Le rouge est en premier.
C’était une manière très douce et en même temps très efficace de qualifier la naissance d’Ivry qui est également pour moi la naissance communiste : c’est une ville « fondée » par les communistes22.
Tout ce qui vise à dire autre chose n’est pas à rayer de la carte mais doit être évité du point de vue de la valeur fondamentale, de ce qui fait le sens premier de la racine Ivry.
C’est une vision hyper-subjective. Simplement, pour que cette vision se fasse accepter par 100 % de la population – parce qu’une ville c’est 100 % de la population – il faut qu’elle soit dans un langage ouvert, totalement constitutif du langage lui-même.
Comme cela « Ivry » est un mot qui fait un peu peur, un mot un peu con, et puis en fait ce mot est très riche, très fort, comme une forme.
P. B. — J’ai de la sympathie pour leurs travaux.A. Z. — Quand vous décriviez le déroulement du travail avec Blanc-Mesnil, commencé par quelques affiches avant d’arriver à une identité globale, je pense à des travaux de jeunes graphistes indépendants qui réalisent souvent de « petites choses » dans le champ de l’utilité publique.
À titre d’exemple nous citons dans notre mémoire les affiches de Vanessa Vérillon23. Nous parlons également des programmes du service culturel de Gentilly que réalise Fanette Mellier24 ; pour ces petites publications, Fanette a imaginé un vocabulaire identitaire qui, par glissement, va être utilisé comme identité générale du service culturel.
C’est là le cheminement inverse de ce qui est classiquement fait où le changement vient du haut.
Selon Étienne Hervy, cette nouvelle génération de graphistes vient à se poser dans ce champ d’une manière assez intuitive, délaissant le théorique, ce qui diffère des méthodes de Grapus par exemple. Quelle est votre opinion sur les jeunes graphistes ?
La démarche de Fanette semble petite mais elle a souvent un caractère assez monumental. Dès qu’elle se pose, elle prend une certaine présence forte. Et puis elle cherche toujours la relation la plus profonde possible avec le contenu ; c’est souvent intéressant.
L’attitude de Fanette ou de Vanessa est pour moi l’attitude fondamentale du graphiste « honnête » – ce qui n’est pas assez fort comme mot. C’est l’éthique du graphisme que d’essayer de trouver la forme qui positionne le mieux possible un message, un type de message ou un type de démarche.
Faire que le travail fasse autorité sur un territoire déterminé est effectivement la manière inverse de celle qu’on essayait avec Blanc-Mesnil ou Ivry : mettre un système qui fasse autorité par le haut.
Mais le problème c’est de faire autorité, faire que le système soit reconnu comme celui qui convient par un certains nombre de gens actifs dans le groupe.
La publicité se vend souvent pour choquer. Se faire remarquer. Je ne pense pas que ce soit le rôle du graphisme, sur ce territoire là25.
Le problème n’est pas de se faire remarquer mais c’est faire que nos images se mettent à travailler le mouvement des choses avec le plus de richesse possible. On peut œuvrer par la base ou on peut avoir cette volonté du haut, et il est vrai que probablement, quand c’est possible, la stratégie la plus intéressante est de commencer à la base.
P. B. — Le graphisme dans une ville est pour moi le conducteur de la démocratie – conducteur électrique qui conduit bien ou mal. Le graphisme est un système qui doit installer la permanence de la démocratie : il devrait aider le repérage des citoyens dans tous les systèmes qui constituent la ville ; dans l’espace géographique avec la signalétique mais aussi dans les services ; dans les services des services ; dans les formulaires…N. F. — Dans les villes il n’y a pas d’élus qui s’occupent du graphisme. À Ivry par exemple, le service « communication » est chapeauté par le premier adjoint chargé de la « démocratie locale »26.
La communication sert à l’information, l’information va être contenu dans la communication, et elle est vendue comme un outil de la démocratie.
Dans votre allocution du prix Erasme, vous revenez aussi là-dessus27.
Je vois actuellement peu d’images politiques contrairement à ce qu’on peut voir de la production des années 70-80. Est-ce que les villes n’ont pas tendance à vouloir dépolitiser leurs signes, dépolitiser leurs formes, en même temps qu’elles « vendent »28 ?
Ce repérage est lié au niveau culturel.
Me viens à l’esprit un travail fait avec le département de la Seine-Saint-Denis. Le problème était justement de parler à des gens de niveaux culturels hétéroclites ; l’échelle des possibles allait de gens extrêmement cultivés à des gens pratiquement analphabètes. À travers des cultures et des origines extrêmement différentes, il fallait parler d’une chose commune, « les droits de l’enfant dans leur développement ». On rencontrait là, essentiellement, un problème de langage mais aussi un problème d’ouverture culturelle. Quel graphisme allait pouvoir être assez généreux, permissif, pour ouvrir et pas mettre tout le monde dans un même « contenant » ? En fait l’objet-contenant – un livre – et le contenu étaient les mêmes pour tout le monde mais il fallait réussir à trouver et à faire cohabiter des entrées différentes.
Cela est un problème de graphisme et de langage.
Je pense que vous, graphistes, avez à travailler très vite avec des gens de langage. La relation entre le langage et le graphisme est fondamentale : c’est la possibilité de passer dans des registres différents, de changer de braquet, de parler différemment.
Souvent les politiques ont confondu « communication » avec « manière de parler pour que ça marche ».
La communication pose en fait le problème de s’adresser le plus possible à tous, avec leurs niveaux et leurs degrés différents. C’est extrêmement complexe et je ne pense pas qu’on puisse le résoudre en tant que graphiste, seul, mais avec les sociologues, avec ceux qui regardent le terrain, qui l’examinent.
Il faut s’attaquer à ce problème, essayer de tenir son territoire, parce qu’autrement la « communication » ne veut rien dire. Actuellement, ce qui est appelé « communication », c’est ce qu’il y a de plus anti-communicant.
De ce point de vue c’est donc facile de faire mieux.
P. B. — Oui bien sûr.A. Z. — Le marketing politique imbibe de plus en plus le fonctionnement de la démocratie ; c’est l’idée que les programmes doivent avant tout plaire à l’opinion publique, qu’il faut séduire… et ainsi se crée une espèce de discours sans relief.
Est-ce que le graphisme, lui, ne doit pas tendre à une approche politique en amenant le conflit, la divergence29, et par là créer une rupture avec la publicité et ses stéréotypes ?
Tout ce qui est lisse a très peu de pouvoir communicant ; on communique avec du rugueux, avec une relative violence.
Simplement, la violence qui est mise en place la plupart du temps est assez formelle, superficielle. Elle est utilisée pour choquer afin de mieux retrouver et conforter l’ordre ; c’est ce qu’on appelle la provocation. On provoque pour pouvoir dire ensuite « Mais non ! c’est beaucoup plus sage que ça ! vous pouvez résoudre le problème par tel achat ! par telle chose ! par tel acte normal ! de masse ! comme les autres ! ».
Le système publicitaire fonctionne beaucoup comme ça. Il use de la violence – ou très souvent de l’ironie – pour faire rentrer dans l’ordre.
Il faut au contraire chercher la violence profonde, celle qui est liée au sujet lui-même, qui le révèle, qui le met entre l’émetteur et le récepteur comme quelque chose à s’approprier, quelque chose avec un enjeu. Je pense qu’il faut de la violence mais de la violence qui reste là, qui se pose là parce qu’il faut la résoudre par un choix, par une réflexion ou par une action…
P. B. — Ce n’est pas le fondamental, même s’il est toujours bon de donner au Secours populaire, ils ont besoin d’argent. C’est d’ailleurs moi qui leur est proposé de ne jamais oublier de mettre dans un coin « nous acceptons vos dons financiers ».A. Z. — À ce sujet j’ai en tête le style d’affiche très violent que produisent des ONG appelant à des envois de dons pour l’Afrique.
Comment vous vous positionnez quand, de votre côté, vous travaillez avec le Secours populaire français – un autre type d’association caritative ? Les affiches que vous réalisez sont aussi des appels à contributions financières, n’est-ce pas ?
D’abord le Secours populaire est une association qui est active à plein d’endroits, en France, et nous on agit essentiellement au niveau national.
À la base, l’association s’est mise en place pour aider les pauvres. Mais pour moi son rôle n’est plus fermement celui-là car plus la société se développe, plus il y a la nécessité de développer la solidarité humaine sur des territoires très différents.
La solidarité fonctionne à double sens : il y a ceux qui reçoivent la solidarité et il y a ceux qui la donnent. Et ceux qui la donnent reçoivent aussi la solidarité.
Dans la période actuelle la solidarité est pour moi « mon système », ma dimension politique. Je ne suis plus au Parti communiste mais j’estime par contre que l’action du Secours populaire est extrêmement politique dans la mesure où elle met en réel la solidarité.
Associé à cet aspect politique il y a l’aspect plus superficiel, lié au savoir-faire graphique. Il s’agit de faire en sorte que ce travail de la solidarité s’exprime avec le plus possible de joie. C’est fondamental parce que quand on mène la solidarité on est heureux, même si on est pauvre, et ce bonheur doit s’exprimer car c’est lui qui en est le moteur.
Il n’est pas du tout question de faire pleurer, de tirer des larmes mais de parler, à travers les formes, de l’énergie qui anime la solidarité30.
P. B. — Je pense qu’il est très intéressant d’articuler les deux.A. Z. — De notre côté, dans notre travail, nous remettons en question les pratiques automatisées de la communication mais, en avançant, on s’aperçoit que c’est peut-être avant tout dans les pratiques politiques que les automatismes sont à ré-imaginer31.
À Grapus, dans notre engagement avec le Parti communiste, il y a eu deux périodes.
Pendant la première on faisait des « images signifiantes » : comme on pouvait démonter les images, on pensait pouvoir les remonter, faire des démonstrations par l’image.
Donc, comme ça, on utilisait des signes qui expliquaient des choses… Mais ça fonctionnait moyennement et, de plus en plus, on s’est aperçu que les images qui avaient de la force, qui étaient porteuses, étaient justement ce qu’on appelait des « images flottantes » : des images dans lesquelles on était capté, on rentrait dedans, on avait envie, mais on pouvait aller dans un sens, on pouvait aller dans un autre. L’image était permissive. C’était notre conclusion.
Avec le Parti on est alors arrivé à la stratégie de faire des images qui flottent et de les signer PCF. C’était la contradiction absolue et formidablement intéressante32.
Je continue de penser que la force en politique peut être de proposer la plus grande ouverture, la plus grande liberté, tout en sachant qui la signe – car dans une communauté où les intérêts ne sont pas les mêmes, signer d’une appartenance a du sens.
Or aujourd’hui la plupart des gens qui signent confondent la signature avec la forme définitive de ce que le message souhaite porter. En définitive les émetteurs se confondent avec leurs paroles, ils ne sont pas prêts à ouvrir des possibilités, ils ne sont prêts qu’à tenir des discours autoritaires ou mieux directifs.
C’est le discours ouvert qui favorise l’entrée en mouvement des gens dans la vie politique et certainement pas un discours fermé. À l’exception des situations de nécessité contrainte, l’engagement de personnes passe par la possibilité de rêve, la possibilité d’imaginer, et donc par l’ouverture. Si cette ouverture est signée, je pense que le signataire est bénéficiaire. Il faut encore assumer cette ouverture parce qu’elle provoque du désordre dans ses propres idées – mais c’est le moyen de les faire vivre.
P. B. — C’est compliqué.N. F. — En même temps les graphistes créent aussi des systèmes très rigides – je pense aux identités de ville – où tout se retrouve figé. Comment avec ces systèmes peut-on développer un « graphisme plus heureux » ?
Je pense qu’un système connaît une évolution un peu naturelle. Au bout d’un moment, quand arrivent d’autres forces, soit le système est assez ample et assez généreux pour les laisser exister, soit ces forces là submergent, le système perd sa force et disparaît.
P. B. — Pour moi, surtout quand on s’attaque à une ville, la réponse est à trouver dans une articulation de tout cet ensemble. Une ville a toutes sortes d’activités, de systèmes, et ceux qui les organisent doivent avoir la conscience que certaines choses flottent, que c’est leur qualité. Alors il n’y plus de raisons pour que ces systèmes là ne produisent pas d’images flottantes.A. Z. — C’est la problématique de l’efficacité qui diffère entre, par exemple, un graphiste qui pense « système », un autre qui pense « image flottante » et un commanditaire qui pense « commerce ».
P. B. — Le problème est aussi la distance très grande qu’il y a entre la pratique telle qu’on peut la mener dans la société d’aujourd’hui et une aspiration à une définition théorique de ce qu’on fait.A. Z. — Se pose aussi à nous la question d’une définition à donner au métier de « graphiste ». Comment faire valoir ses propres compétences, sa propre démarche, alors que ce mot recouvre des pratiques et des savoir-faire divers ?
Pour notre part on a la volonté de faire un métier construit autour de réflexions, de questions qu’une grande majorité de praticiens évincent. Doit-on alors reprendre la dénomination « graphiste d’utilité sociale » qui était brandie un temps et qui aujourd’hui semble datée ?
Cela dépend aussi de l’endroit où on se place dans le système social. Ce n’est pas le même boulot que de dessiner les billets de banques, ou de faire un travail avec les théâtres, ou un travail avec une municipalité, ou un travail avec un syndicat. Simplement dans tous les cas c’est participer de l’activité sociale, à un certain endroit, à un certain niveau et ce sont toutes des pratiques de graphistes.
Actuellement on est dans un système qui fait que les meilleurs ont le sentiment qu’ils vont peut-être arriver à faire leur « œuvre ». Alors que je pense que l’œuvre d’un graphiste se confond avec son temps, son pays, son époque, son lieu d’exercice. Comme l’œuvre d’un architecte d’ailleurs ; ce qu’on retient de l’architecture ce sont des bâtiments et des plans de villes.