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Ayant constaté avec quelle lucidité, quelle cohérence logique certains fous (au délire systématique) justifient, pour les autres et pour eux-mêmes, leurs idées les plus délirantes, j’ai perdu à tout jamais la ferme certitude de la totale lucidité de ma propre lucidité.
Bernardo Soares, Le livre de l’intranquillité, volume II, 114.
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Comment la communication
légitime les pouvoirs politiques

Si dans la démocratie le peuple est la source légitime du pouvoir, ce n’est pas nécessairement lui qui « possède » le pouvoir – comme dans la démocratie directe. Dans notre démocratie indirecte le pouvoir est détenu par une minorité de citoyens mais le peuple est encore bien présent : c’est lui qui « légitime » les pouvoirs en place. C’est ici que l’« image » devient un outil, voire une idéologie.


L’image de la légitimité sacrée
(avant la proclamation de la République)

Avant la Révolution de 1789 nous avions un pouvoir de droit divin : le roi. Celui-ci déployait l’image d’un royaume fort, dominateur, dont l’emprise couvrait le mieux possible l’ensemble du territoire. Mais cette notion d’« image » est très peu développée en direction du peuple ; le pouvoir réduit alors l’art de son gouvernement à de la gestion publique.
Le sacré est légitime par nature, il n’a donc pas à trouver les artifices pour se justifier. Cependant des luttes de pouvoirs existent quand même et en marge de la guerre par les armes, une grande importance accordée au symbolique. C’est comme cela que se construisent de grandiloquents châteaux avec lesquels on montre sa toute-puissance, on fait autorité face à son voisin-rival, son vassal ou sa population. On met sur piédestal des statues à l’effigie des héros, on élève des monuments, et plus généralement on développe les arts et l’artisanat de prestige, ce qui renvoie l’image de l’excellence, de la supériorité. L’élément primordial étant sans doute l’écu sur lequel on gravait le portrait du souverain.
La production d’affiche commence peu après l’invention de l’imprimerie et sera un monopole des autorités, civile comme religieuse. En 1539, le roi François Ier prescrit que ses Ordonnances doivent être affichées dans tous les endroits bien visible de la ville afin que les décisions inscrites soient connues de tous. Une punition corporelle sanctionnait leur arrachage. En 1633, un Édit du roi Louis XIII interdit l’affichage d’inscription sans autorisation. Affiches uniquement textuelle –la lithographie sera inventé à la fin du XVIIIe–, pourvu parfois d’enjolivures, elles sont souvent composées d’un titre et de deux colonnes de textes.
Il y a également l’Église catholique qui est un pouvoir, alors indirect, grand producteur d’images. Initialement, à Rome, les chrétiens attribuèrent aux images un pouvoir divin. Puis, plus pragmatique, l’argument des iconophiles va être qu’elles sont un soutien pédagogique pour les fidèles illettrés. Le culte voué aux images, qui sera considéré par les iconoclastes comme
de l’idôlatrie, va être le sujet de deux crises marquantes – IIXe et IXe siècle –, mais finalement sera rétabli.
Le pouvoir de l’Église se base sur une culture de la peur et de l’autorité, développant le mythe de l’enfer, bâtissant des lieux de culte impressionnant, prenant dans les villes et les villages une place centrale et une hauteur dominante. Ainsi, l’Église possède un pouvoir symbolique bien supérieur et bien plus présent que celui de l’État.


L’image de la République Française
(dès la Révolution de 1789)

Avec la Révolution, en revanche, fait brusquement irruption dans l’imaginaire collectif, venant du Pouvoir ou de la succession des pouvoirs en place, multiple, innombrable, tout-puissant, le flot des représentations allégoriques, des emblèmes, des symboles. Les fêtes civiques dressent un peu partout leurs décors de toile ou de carton. Les bonnets phrygiens viennent orner les arbres de la Liberté. La gravure populaire diffuse très largement le visage des nouveaux grands hommes. La vaisselle la plus banale se décore d’illustrations civiques. […]
C’est avec la Révolution qu’apparaît ce signe très concret de l’appartenance étatique que constitue le drapeau. […]
Mais c’est aussi avec la Révolution aussi que tend à s’élaborer pour chaque État un lexique iconographique spécifique: l’ensemble des images et des attributs qui doivent traduire sa marque sur tout ce qui relève de son obédience. […]
Ce n’est pas en vain en effet si, depuis 1789, chaque des bouleversements politiques de notre histoire nationale s’est trouvée marquée par l’apparition d’une puissante vague de foisonnement iconique. Il ne s’agissait pas seulement pour le régime nouvellement installé de témoigner de son accession à la souveraineté en dotant l’État d’une nouvelle marque emblématique. Il s’agissait aussi de mobiliser les ferveurs, de susciter les enthousiasmes, de solliciter les engagements.
Raoul Girardet

Sur d’autres fronts, le changement sera radical. Le supplice de Damiens en 1757, – relaté au début de Surveiller et Punir – est un exemple du châtiment corporel comme condamnation d’un crime. En 1791, les supplices sont interdits, ce que Foucault qualifie d’« effacement du spectacle punitif ». L’exposition des condamnés cessera un peu plus tard en 1848. Si le législateur a choisit de mettre fin à ce système ce n’est pas par humanisme, c’est bien parce que le spectacle infâme pouvait donner lieu a des retournements de la populace contre le pouvoir exécutif, tant d’ignominie ne laissait pas indifférent. L’effacement du spectacle de la peine, c’est un changement de communication du pouvoir sur ses administrés. C’est le constat de l’inefficacité politique du châtiment corporel public, et même plus, son caractère néfaste à la garantie du pouvoir. La même peine pour les mêmes crimes, une égalité qui ne tient pas compte du rang social comme cela a pu l’être, et généralisation de la décapitation réservé auparavant au nobles, c’est le nouveau visage de la justice au lendemain de la Révolution française. Il faudra attendre 1939, pour que l’exécution soit cachée dans l’enceinte de la prison et 1972 pour qu’elle soit secrète. Le spectacle de la justice ne se fait plus dans la rue mais dans les tribunaux. La justice n’est plus divine, elle devient égalitaire et sensible : républicaine.
Il faut noter que se développement n’est permis que grâce à l’augmentation progressive des forces de l’ordre et de la bureaucratie qui pendant longtemps n’ont pu être capable d’assurer l’ordre public. Le caractère spectaculaire de la justice, sa symbolique de terreur, devait alors parer aux déficiences de moyens réels.


La légitimité d’établissement
et les prémices de la propagande
(XIXe siècle)

Classiquement admise dans ce qui figure un régime démocratique, l’autorité est désignée selon la volonté librement exprimée du peuple. C’est là le suffrage censitaire auquel succédera le suffrage universel.
Pendant la mise en place progressive et irrégulière de la démocratie en France, le droit de vote offre au peuple une heureuse satisfaction. Par ce changement, avec ce nouveau « contrat » politique, le peuple s’est senti mieux respecté et rehaussa la confiance qu’il accordait au pouvoir. C’est en toute légitimité que les élus pouvaient alors mener les affaires l’État ; hors des périodes électorales le peuple ne demande pas de comptes. Pierre Rosanvallon nomme ce mécanisme la « légitimité d’établissement ».
C’est dans les deux dernières décennies du XIXe, avec les grandes consultations électorales, que l’affiche politique et l’affichage se développe de façon exponentielle, aidé en cela par l’importation de l’impression lithographique d’Autriche. « Les élections législatives de janvier 1889, où le général Boulanger sera l’élu de Paris, verrons la capitale se couvrir de cinq millions d’affiches » précise Alain Gesgon dans son ouvrage Sur les murs de France.
La presse d’opinion devient aussi très présente mais encore très confinée dans les grandes villes.


La légitimité d’identification
(fin du XIXe, XXe siècle)

À la fin du XIXe siècle, la démocratie électorale en l’état pose problème, la lutte des partis prend beaucoup de place et pèche à exprimer une unité. Le risque est de revenir à un pouvoir totalitaire – comme dans l’exemple de l’Empire napoléonien. Une alternative est alors développée : ce serait le moyen de représenter l’intérêt général en constituant un pouvoir administratif en marge des conflits partisans.
Ce pouvoir là fonde sa légitimité sur l’identification de l’intérêt commun en dégageant les critères objectifs pour le concours à la fonction publique.
Ici né le service public français qui est voulu comme un « pouvoir rationnel » et qui n’est plus démocratiquement élu mais reste cependant démocratiquement choisi : c’est là la « légitimité d’identification ». Ce qu’aujourd’hui on pourrait désigner comme la « bureaucratie ».
Avec la première Guerre Mondiale, le dessin n’est plus dévolu à la réclame, il s’installe durablement sur les affiches des institutions. Jusqu’alors relégué dans la presse et la propagande micro-politique, les illustrations viennent flatter l’idéal républicain et diaboliser
l’adversaire.

Grâce à l’initiative d’un fonctionnaire du cabinet Ribot alors qu’il occupait le ministère responsable des deniers publics, l’affiche blanche où ne se voyaient que des lettres noires a été remplacée par l’affiche dessinée et coloriée. Rappelons-nous le nom de cet homme d’initiative, monsieur François Lefort, à qui nous sommes redevables de la collection déjà considérable de ces feuilles dont l’éclosion fut inattendue.
Jadis on ne voyait, sur ces appels à la solidarité, que des mots et des chiffres, dont je ne contesterai pas l’éloquence. Cette fois, une illustration significative, faite de réalité et d’idéal, vient commenter le texte et dire clairement et fortement à tous pourquoi il faut souscrire à l’emprunt de guerre.
La plupart (des dessinateurs) ont été timides devant leur feuille de papier et la pierre lithographique. Leurs compositions sont bien inspirées, savantes, ingénieuses, mais il semble que les dessinateurs aient compris leur programme comme s’il s’agissait d’une image pour une couverture de revue ou un frontispice de livre. La plupart ont compris leur projet en vignette. Vignette agrandie, soit, mais vignette tout de même. L’affichage a pourtant, comme tous les arts, sa loi, qui est de rendre une idée et un aspect visible sur une muraille. Il faut lutter avec la grande clarté, avec le mouvement de la rue, avec l’inattendu, comme si une partie de la surface de la muraille s’éclairait subitement pour faire apparaître une figure.
Il faut, si un nouvel appel est fait aux artistes pour un nouvel emprunt de guerre, leur demander peut-être plus de hardiesse, plus de force.
Gustave Geoffroy, Les arts français, cité par Alain Gesgon.

Plus que la presse réservé à ceux qui savent lire, l’affiche devient un moyen politique efficace au service du pouvoir en place.
Dans l’entre-deux-guerres, les affiches politiques et militantes foisonnent sur les murs, Madeleine Jacob, dans le journal Vu du 16 mai 1936 atteste de la réception de celles-ci :

On parle peu dans les quartiers bourgeois, devant l’affiche électorale. La réflexion est méditative, silencieuse. Le bourgeois français n’est pas très « causant ». Il est l’homme du « quant à soi ». Il tait son opinion, comme il ferme à l’intrus sa maison, sa famille son cœur.
Mais dans les quartiers ouvriers, les groupes discutent ferme. Des groupes ? Des rassemblements. Presque des foules à chaque carrefour, devant chaque série de panneaux électoraux. L’orage est quelquefois dans l’air et la bagarre toute proche… Mais c’est là que peut jaillir, au besoin, l’étincelle des idées.


(À partir de la deuxième moitié du XXe siècle)

Le développement massif de la publicité

Le développement de la communication publique ne s’est fait qu’en parallèle, voire par mimétisme, de la communication commerciale.
Les villes comme les campagnes sont désormais pleinement habitées par la publicité, que ce soit avec les très nombreuses affiches, les enseignes lumineuses, les prospectus de boîtes aux lettres, les nouvelles formes de marketing urbain, les objets mettant fièrement en avant leur «marque»… Et puis, bien entendu, les innombrables publicités présentes dans les médias.
— À noter que le milieu rural est un peu plus préservé. —
Notre environnement est rempli de publicités, de ces message presque tous manipulateurs, essayant de nous attraper à chaque instant, chez nous, dans la rue, au cinéma, chez des proches…
Leurs méthodes n’est pas de nous prendre par le « bout du nez » pour nous faire acheter ceci ou cela mais c’est bien de nous « prendre la tête », de s’accaparer « du temps de cerveau humain disponible », de s’infiltrer au plus profond de nous pour nous conduire à consommer des choses dont on avait, naturellement, pas nécessairement besoin.
Du fait de sa quantité et de ses moyens, la publicité a facilement réussi à s’imposer – Vive la loi du plus fort ! – comme le producteur d’images largement majoritaire. Ainsi, vivant entourés de ces images, elles nous apparaissent désormais comme normales, unanimement normales.
Ainsi, ces images sont devenues des modèles pour ceux qui pensent avoir des raisons de communiquer, à leur tour. Les formes visuelles, la tournure des messages, le vocabulaire, les supports, les composantes graphiques, les coûts, les procédés de fabrication ou encore les modes de distribution sont ainsi tous repris aux pratiques publicitaires, qu’elle que soit la nature de son message.
C’est aussi comme cela qu’une idéologie a pris le pas sur tout ce qui est en réalité possible et se déclare désormais « naturelle ». La publicité est un fabuleux outil au service de l’industrie et de l’idéologie qui l’accompagne – le capitalisme – en même temps que l’industrie dessert l’idéologie de la communication.
C’est dans cette omniprésence que les arguments de vente du commerce et de l’industrie ont réussie à être transférés comme des nécessités à la progression des institutions privées.
Résultat : le public défini comme l’éternel challenger du privé, l’idéologie bourgeoise en œuvre dans toujours plus d’endroits et la publicité pour verrouiller le tout.


L’élection du président de la république
au suffrage universel direct

Auparavant, l’élection du président de la république ce faisait par vote au parlement – Quatrième République. Le pouvoir exécutif revenait alors au président du conseil, nommé par le président, c’était un régime plus parlementaire que présidentiel.
Avec la constitution de 1958, le pouvoir présidentiel est renforcé, il devient le chef de l’exécutif. Mais il faut attendre 1962 pour que l’élection au suffrage universel direct soit institué. C’est en 1965 que la première élection de ce type à lieu. Cela va donner lieu à la première campagne électorale nationale, et certains n’auront aucun scrupule à avoir recours à des professionnels de la réclame.


La figure du chef de l’État

On sait que c’est Michel Bongrand, alors jeune publicitaire et militant dans le mouvement des jeunes gaullistes, qui, en 1965, fit, dans le plus grand secret, pour la première fois en France, la campagne électorale d’un homme politique également jeune, peu connu du grand public et se présentant en dehors des appareils politiques (Jean Lecanuet). Il raconte qu’il avait d’abord proposé ses services aux gaullistes qui avaient refusé avec indignation une offre qu’ils trouvaient indécente eu égard à l’idée qu’ils se faisaient alors de la politique et de la dimension historique du général de Gaulle. On sait que ce dernier avait manifesté la haute idée qu’il avait de lui-même et de la politique en refusant d’utiliser, au premier tour de l’élection, son temps légalement prévu à la télévision pour faire campagne. Comment ses propres supporters auraient-ils pu imaginer qu’il puisse « s’abaisser » à se vendre « comme on vend des savonnettes » ?
Patrick Champagne

C’est peu avant cette date, en septembre 1958, que les premières affiches de l’Association Nationale pour le soutien de l’action du général de Gaulle couvrent les murs de France à l’occasion du référendum sur la Constitution. Cette association fera toute la communication de de Gaulle, celui-ci ne prenant jamais part à l’élaboration de ses affiches de campagne.


L’opinion publique, une construction
médiatique de la politique

C’est avec l’avènement des médias de masse, à la fin des années 60, qu’une nouvelle construction de l’opinion publique va se faire, fait de sondages dit d’opinion. Patrick Champagne explique le succès de ces derniers.

Ils permettent d’instaurer en pratique, avec les garanties apparentes de la science, une forme moderne de « démocratie directe », celle-ci étant donnée comme l’accomplissement même de la logique démocratique et constituant l’idéal et le référent, à la fois inaccessible et omniprésent, de l’idéologie démocratique. […]
Jean Stoetzel, le fondateur de l’Institut français d’opinion publique (IFOP), déclarait que l’« opinion publique » était, en définitive, ce que mesuraient les sondages d’opinion publique. […]
Il ne faisait en réalité que reconnaître implicitement l’absence de fondement scientifique de cette notion, en même temps qu’il apportait la caution de son autorité universitaire à l’apparition d’une nouvelle croyance collective.


Le marketing politique

Autour des sondages d’opinion, vont se construire de nouvelles pratiques politiques de masse, c’est l’apparition des conseillers en communication et du marketing politique. Participant de la « personnalisation » du jeu politique, ils ont transformé le contenu même de l’activité politique qui s’élabore aujourd’hui en terme d’impact et d’adhésion. La communication s’évertuant à donner aux hommes une « bonne image », une « bonne opinion » que ne manque pas d’évaluer les sondages.

Il y a là une logique parfaitement circulaire, qui s’ignore comme telle parce que cercle, mis en place notamment par les spécialistes de la communication politique, repose sur la croyance, aujourd’hui largement partagée par la quasi-totalité du champ politique, selon laquelle « faire de la politique », c’est, notamment grâce à une « bonne communication », se situer le plus haut possible dans les cotes de popularité. […]
Les journalistes et les conseillers en communication politique ont réussi, en partie, à déplacer le jeu politique vers le terrain de la publicité politique et sont parvenus à faire croire et à imposer au milieu politique […] l’idée que la lutte politique est désormais une lutte entre agence de publicité et que, comme le déclare le responsable d’un institut de sondage, la campagne politiquement gagnante est celle qui a la meilleure campagne d’affiches électorales.
Patrick Champagne

En 1974, Il y a encore au parti socialiste deux équipes chargées de réaliser les visuels de campagne, une « officielle » dirigée par Claude Perdriel – patron du Nouvel Observateur – et une « militante » dirigé par Georges Sarre – secrétaire national du parti. En 1981, ce sera dirigé par Jacques Séguéla et des volontaires de l’agence RSCG, il y aura bien un collectif interne au PS, mais ses affiches ne seront retenues que pour l’affichage militant.
Jacques Séguéla explique la victoire du 10 mai 1981 par le choix du « bon » slogan dans son ouvrage Hollywood lave plus blanc. Cela montre bien la place qu’ont pris, et qu’on leur a donné, les publicitaires dans les pratiques des politiques puisque, de nos jours, ces derniers continuent à s’entourer de conseillers et « experts » en communication et que les budgets qui leur sont alloués sont toujours plus importants.


Publicité des villes,
publicité du champ politique

Ces mêmes publicitaires font investir la communication des villes, des départements, des régions et des agglomérations au fur et à mesure que ceux-ci prennent du pouvoir par le désengagement de l’État. Parmi les premiers et surement le plus célèbre par son utilisation de la publicité, l’exemple de Georges Frêche maire de Montpellier a beaucoup fait parlé. En 1982, RSCG Boulet Associés réalise la première campagne « Montpellier l’entreprenante ». En écoutant Daniel Boulet, gérant de l’agence de publicité, on pourrait sourire si le propos n’était plus d’actualité : « Dès l’installation du concept, les post-tests vont montrer que les Montpelliérains s’identifie dans leur grande majorité à cette image de leur ville. » L’usage du sondage est ici utilisé pour vérifier la réception du message, on peut facilement imaginer la question qui fut soumise à une « représentation fidèle » de la population locale, pour savoir si elle se retrouve derrière le qualificatif entreprenant. « Par cette campagne, puis par la cohérence de sa communication, Montpellier va très rapidement affirmer sa personnalité. » C’est là où en effet Georges Frêche est très fort quand il n’hésite pas à faire des affiche pour les municipales en utilisant quasiment le même slogan et le même visuel. « Montpellier l’entreprenante. » devient « Vive Montpellier l’entreprenante ! ». Il n’est pas le seul à avoir agit de la sorte : ainsi, Yves Guéna, alors maire de Périgueux, affirmait dans ses affiches pour les cantonales être « Présent pour Périgueux » quand il avait fait un an auparavant une campagne d’affichage proclamant « Périgueux présent », « Périgueux présent et vivant » ou encore « Périgueux présent, vivant et ouvert ». La confusion entre le maire, la mairie et la ville est utilisé pour garder le pouvoir, en s’attribuant les qualités de la ville, le maire se rend garant de ceux-ci. Suite à sa campagne pour Montpellier, Daniel Boulet affirme que « la ville s’était dotée d’un physique vrai, d’un caractère fort, elle avait su trouver son style : Montpellier était devenu la capitale de la jeunesse et de l’imagination ». Rien que ça !


Extension du domaine
de la communication politique locale

Plus que l’institution politique – générique – se met à la communication, c’est la communication qui s’immisce dans l’institution politique. Après la loi de décentralisation de 1982, la communication des villes, puis des départements et enfin, des régions ne cesse d’augmenter.
Plusieurs vraies-fausses raisons sont évoqués,
1 – les nouvelles technologies et techniques en particulier la télévision qui entraine une nationalisation de la vie politique,
2 – le changement des règles formelles du jeu politique avec en 1965 l’élection du président de la République au suffrage universel direct, en 1982 la loi de décentralisation,
3 – le volontarisme des conseillers en communication,
4 – la concurrence au sein du territoire et entre les territoires,
5 – la PQR – presse quotidienne régionale – légitime souvent l’équipe en place mais pas toujours, dans ce cas communications à fond
6 – le besoin de reconnaissance des nouveaux venus dans le champ politique
7 – les nouveaux enjeux, logement, chômage
8 – le rapport entre élus et population affaiblit par l’urbanisation croissante.
9 – la connaissance générale croissante pour tout à chacun de la vie politique.
Comme l’indique Jean-Baptiste Legavre, « l’usage du paradigme (technologique) n’est en définitive qu’un des effets des discours socialement efficaces sur la société de communication. Cet argument, même si il a un effet, permet trop souvent de rester à la surface des choses. Il s’agit par ailleurs plus d’un constat que d’une explication car l’efficacité de ces techniques n’est pas prouvée. C’est bien la présomption d’efficacité qui rend possible la diffusion. L’impossibilité d’isoler le paramètre communication dans la décision ou l’opinion rend justement possible la croyance dans son importance. »
Son développement semble plus lié, ici, à un mimétisme par le jeu de la concurrence politique que les acteurs instaurent pour installer leur pouvoir.
La télévision ne joue à cette échelle qu’un rôle minime, sauf si les acteurs ont un rôle national.
Il faut se demander si on communique « pour faire venir des entreprises ou se persuade-t-on qu’on peut peser sur le devenir de sa commune, tout en sachant par ailleurs qu’on n’y peut pas grand chose ? » Les actions de communication n’ayant quasiment aucun rôle dans l’établissement d’une entreprise ou d’une usine dont les enjeux sont nationaux voir internationaux.
Sûrement le réseau social des hommes politiques partageant la même « communauté d’habitus » aide à la propagation de cette pratique. Élus, hauts fonctionnaires territoriaux, chefs d’entreprises, présidents de grosses associations, chambres de commerce, structures publiques partagent les mêmes croyances dans la communication de leurs actions aussi variés soient elles.
On évoque aussi l’insistance des conseillers en communication à ancrer leurs pratiques dans le paysage politique. Mais c’est bien souvent parce que les sphères du pouvoir pensent arriver, par la communication, à palier à la « crise de la représentation ». Le défaut de communication et de pédagogie est l’argument soulevé en cas d’opposition.
Une autre raison évoquée tient aux règles formelles du jeu politique mais là encore, « la focalisation sur la décentralisation, qui va de pair avec la focalisation sur la technique, survalorise surtout des éléments généraux, extérieurs à des situations locales diversifiées, au lieu d’analyser en détail les éléments déclencheurs, sur place d’une recours croissant à la communication. »


Un cas particulier,
les mairies communistes

À la sortie de la guerre, le parti communiste va avoir une présence très importante dans la politique française – du fait de sa participation active à la résistance. Il va petit à petit être évincé de la scène politique nationale sous les coups de butoires de la société de consommation en même temps que l’horreur stalinienne se révélait. Il va également « perdre » beaucoup de mairies mais il va conserver des villes ouvrières, notamment des villes de banlieues. Ces villes ont connu un développement très rapide pendant les trentes glorieuses avec l’arrivée de populations nouvelles (en partie immigrées d’Italie, du Portugal, d’Espagne, puis d’Afrique du Nord) et les nouvelles architectures des vastes plans nationaux de construction. L’espace public ainsi transformé va poser des problèmes sociaux-culturels et certaines mairies vont être amenées à trouver des solutions innovantes – sachant que la problématique sociale est le cœur de la politique communiste, les initiatives prises ici ne sont donc pas le reflet d’une impulsion des politiques de l’État.
En termes de communication cela part par exemple du souci de donner à un espace étendu et disparate, à une population éparpillée et bigarrée, un visage, une couleur, une unité pour arriver à développer l’identité de cette ville. Cela a pu se faire avec une charte graphique, ou avec un journal, une série d’affiches, mais aussi l’organisation de festivals, la mise à disposition d’espaces publics, l’investissement dans des services aux habitants, etc. Car dans ces politiques, le souci de l’image faisait corps avec des projets consistants.


Délégitimation des pouvoirs
élu et administratif

Les légitimités d’établissement et d’identification forment, ensemble, un équilibre fragile et contesté par le peuple.
Cette crise de légitimité arrive, toujours selon Pierre Rosanvallon, avec la « défaite » définitive du bloc soviétique marqué par la chute du Mur de Berlin.
Jusque là, le pouvoir élu et le pouvoir administratif sont justifiés par la présence d’un ennemi, d’un régime encore pire : le totalitarisme communiste. Ainsi la légitimité de ces pouvoirs repose sur un discours défensif, protectionniste. Mais quand l’ennemi vient à disparaître…
Le pouvoir va alors être dénoncé comme fragilement démocratique. Les élections rendent toujours la position des élus comme légitime mais leurs actions, leurs politiques, doivent désormais faire leurs preuves, jour après jour. Le peuple ne fait plus confiance aux « grandes idées » et demande du concret, du résultat, « aidé » par des médias toujours plus « directs ». De leurs côté, les fonctionnaires sont malmenés, l’Europe les livre à la concurrence, veut les privatiser ; ils n’auraient plus en l’état de légitimité morale et de légitimité professionnelle ! C’est la mondialisation et le libre marché qui guident les décisions des pouvoirs politiques tandis que les demandes du peuple sont contenues par une gestion au jour le jour.


Gestion et immobilisme décadent

Maurice Blanc soulève le problème : « La théorie de la démocratie représentative est censée donner le pouvoir aux élus du suffrage universel, éclairés et conseillés par des techniciens et des experts. Élus et techniciens affirment à l’unisson : Les techniciens donnent un avis, seul l’élu décide. La pratique est loin de cette fiction et l’expertise comprend une bonne dose de choix politiques. » Qu’il est loin le temps des militants et de la formation politique, place à la formation universitaire en management du service publique, à la formation en grandes écoles en développement local pour aristocrate en mal d’avenir républicain. Le maire et ses adjoints qui réalisaient souvent eux-même la dépêche municipale ont laissé place aux communicateurs soucieux de garantir leurs emplois. Et c’est pareil dans tous les services, des élus fraichement nommé, pas formé et souvent mal informé, reproduisent, tous partis confondus, les grandes idées dominantes du moment. Soucieux de faire le meilleur, ils font comme tout le monde.


La légitimité de proximité

Curieusement, les textes qui invitent, incitent ou obligent la participation émanent tous de l’État. C’est au niveau national que la proximité est pensée comme une solution aux problèmes locaux, étonnant cheminement. Que ce soit dans la loi d’orientation du 6 février 1992 pour l’administration territoriale de la République ou dans celle du 27 février 2002 relative à la démocratie de proximité, l’État se dégage du local – politiquement, financièrement mais aussi au niveau des entreprises jusqu’ici publique. L’État, par on ne sait quel remords, tend à donner un peu de son pouvoir perdu aux citoyens. L’État intime aux élus locaux d’œuvrer « pour le bien commun » dans une France de tradition jacobienne toujours fortement centralisée, du moins symboliquement.


L’image de la proximité

Donc nous avons cette nouvelle légitimité qui passe par la présence accrue des représentants aux côtés des représentés. Les élus sont au plus près du terrain… en tout cas c’est l’image qu’ils souhaitent donner. Dans les faits cette position d’accessibilité permanente est inconjugable avec les impératifs d’un maire et son travail d’administration. En effet, pour exercer son travail avec une certaine objectivité, il doit savoir mesurer un recul, une distance avec le quotidien.
Avec l’illusion d’une nécessité de proximité, l’art de gouvernement change la donne en mettant notamment de gros renforts de communication à profit.


La participation au secours
de la communication

Loïc Blondiaux, professeur des universités à l’Institut d’Etudes Politiques de Lille, travaille sur la communication publique. Il revient ici sur les dispositifs législatifs qui encadre la participation des citoyens à l’action politique :

Depuis le début des années 90, certains textes de loi définissent la participation des citoyens comme un objectif prioritaire. La loi sur la ville de 1991, la loi de 1992 sur l’administration territoriale et la loi Barnier de 1995 (un des rares textes issus de la droite) en sont des exemples. De la loi Barnier, qui oblige à la concertation pour les grands projets d’équipement ayant des incidences sur l’environnement découlera quelques années plus tard la commission nationale des débats publics.
La loi dite de « Solidarité et Renouveau Urbains » (SRU) de 2000 rend obligatoire la concertation lors de l’élaboration d’un Plan Local d’Urbanisation (PLU). La loi de démocratie de proximité de 2002 (loi Vaillant) crée les conseils de quartier. Depuis 2002, on ne compte plus de texte qui améliorerait véritablement la participation.

Et plus que les textes, ce sont les pratiques de la participation qui n’ont guère évolué. À Brest, le réaménagement prochain du port militaire en zone civile a donné lieu à de nombreuses réunions, projets et création d’associations par les habitants pour l’imaginer et le concevoir. Malgré cela, les décisions furent prise en haut lieu, la concertation se limitant – pour le Plateau des Capucins – à l’exposition des trois projets architecturaux retenus par la mairie avec possibilité de vote.
Un autre dispositif, pour le coup uniquement électoral, le dispositif mis en place par l’association Désirs d’avenir pendant la campagne de Ségolène Royal. Selon Godefroy Beauvallet, qui l’a analysé, on fait un double reproche aux responsables politiques : « ne pas savoir écouter, parler de manière incompréhensible ». Il en découle que « légitimer la relation avec les électeurs est donc l’investissement de forme fondateur d’une campagne ». Il s’agit de « convaincre en faisant participer ».


Internet, la proximité avec soi même

On prête aux nouvelles technologies de la communication et de l’information :
1 – un nom qui est tout un programme, 2 – les vertus du nom pour résoudre durablement, comme il est de bon ton de le dire, tout les problèmes d’incompréhension entre la classe des dirigeants et celles des dirigés et plus encore 3 – d’ouvrir les possibilités de participation à la vie publique.

Or tout n’est pas radicalement révolutionnaire dans une révolution technologique. Contre ces discours exaltés tenus surtout par les nouveaux adeptes, on peut faire valoir non seulement l’existence de débats similaires par le passé (par exemple avec le développement de la presse écrite à grand tirage à la fin du XIXe siècle qui menaçait la presse politique) mais aussi l’invention d’usages faussement nouveaux et révolutionnaires des nouvelles technologies (par exemple les forums de discussion d’Internet qui s’épuisent très vite et sont souvent le fait de quelques dizaines
d’internautes omniprésents).

Patrick Champagne casse la baraque à frite de l’avenir numérique. À Brest, ville au passé glorieux de trois arobases dans le classement VillesInternet en 2005, on est à la pointe avec le service Démocratie Locale dont Fréderic Bergot indique :

Il a été créé par la Ville pour soutenir et mettre en œuvre la politique de la Collectivité dans le domaine de la démocratie locale et la citoyenneté et des nouvelles technologies de l’information et de la communication et plus précisément les missions suivantes : le soutien à l’expression des habitants et à la citoyenneté, notamment des jeunes et des enfants, le développement de l’accès public à Internet, et la mise en réseau des acteurs locaux en vue d’une appropriation sociale des NTIC et de ses usages non marchands.

De biens grandes ambitions, qui se résument souvent à distribuer des ordinateurs, des logiciels libres, payer des animateurs surdiplomés et créer des forums de doléances.

À l’encontre d’enthousiasmes démocratiques qui virent rapidement à la pure et simple idéologie (Internet pour tous qui réglerait tous les problèmes), il faut rappeler que les moyens matériels, le temps disponible et les dispositions sociales sont diversement et inégalement distribuées et que la technologie, de surcroît, tend à creuser l’écart entre les plus aptes à s’en servir et ceux qui maîtrisent mal l’instrument. La « fracture numérique » – c’est-à-dire l’écart croissant entre les milieux sociaux sous ce rapport – n’est pas résorbée par la progression du taux d’équipement.

Malheureusement Internet ne fait pas du bien là où la mise en œuvre de la démocratie pose problème. Il conforte juste le commerce des biens et des idées. Car comme le constate Patrick Champagne,

Si personne ne conteste le fait que grâce à Internet le citoyen a potentiellement accès à une information plus riche qu’auparavant et qu’il peut participer à de nombreux débats, la controverse porte plutôt sur la question de savoir si l’internaute ne consulte que des sites ou des forums proches de ses opinions ou si au contraire Internet lui offre des occasions de rencontrer des positions différentes. En d’autres termes, est-ce qu’Internet freine ou renforce la démocratie délibérative ?


Démocratie délibérative

Quand la démocratie représentative cherche à être participative pour retrouver une légitimité mise à mal par une lente dépolitisation, les magouilles financières et le déni des responsabilités à tous niveaux, c’est souvent dans un jeu de consultations sans avenir. C’est pour répondre à ce qui fait aujourd’hui consensus au sein de la classe politique l’« impératif délibératif » ainsi nommé par Yves Sintomer et Loïc Blondiaux. Cependant, comme l’indique ce dernier :

La démocratie délibérative, c’est un constat et trois principes.
Le premier constat, c’est l’idée qu’aujourd’hui, la légitimité d’une décision ne repose plus seulement sur la nature de l’autorité de celui qui la prend. Ce n’est pas parce que c’est la volonté générale majoritaire qui a pris une décision qu’elle est légitime. C’est aussi la procédure qui a permis de produire la décision qui rend cette décision légitime.
Cette procédure doit respecter trois principes qui doivent être considérés comme des normatifs :
— premier principe, c’est un principe d’inclusion.
Tous ceux qui sont touchés potentiellement par la décision peuvent participer au processus de délibération autour de la décision.
— deuxième principe, c’est un principe d’argumentation.
La discussion légitime, c’est celle qui procède d’un échange d’arguments. C’est la force du meilleur argument, selon l’expression de Habermas qui devrait l’emporter en théorie sur l’argument du plus fort.
— troisième principe, c’est un principe de publicité.
C’est la publicité qui rend la décision légitime. C’est la transparence de ce processus et la capacité de quiconque d’y entrer et d’y assister qui est tout à fait essentiel.

C’est ce dernier point qui est plus particulièrement l’apanage de la communication des villes : la légitimation des décisions prisent par les élus. La participation, même ridicule en nombre, des habitants aura pour effet de garantir un soucis démocratique du pouvoir. Elle a aussi pour objet de réconcilier avec l’idée de démocratie par le partage de la parole publique dans un cadre très contrôlé et sans conséquence. Pour les élus il s’agit aussi de savoir ce que pensent les habitants qui ont une légitimité de proximité pour éviter tout conflit avec les figures locales de la contestation.
Peut-être, pour certains, est-ce un véritable enjeu de transformation sociale.