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Nous prenons la politique comme champ d’action ; pour développer
notre pratique, nous nous lions à des organisations sociales et
politiques qui toutes cherchent à mettre en œuvre l’exigence
démocratique et l’enrichissement du bien commun vécu.
Notre
implication vise à mettre en avant les qualités qui sont propres à ces
organisations en y introduisant une réflexion d’ensemble sur la
communication et un langage artistique.
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Il ne s’agit pas de tendre à rendre visible et morale la politique
mais de résister au commerce compétitif, matérialiste, abrutissant et
chaotique des visibilités.
Les mouvements sociaux et politiques ne peuvent pas user des logiques du marketing pour communiquer.
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Cela débute par la construction d’une résistance aux formes de la
communication oppressante, aiguisées par les dominants. Par participer
aux « productions de réseaux critiques, rassemblant des ‹ intellectuels
spécifiques › dans un véritable intellectuel collectif capable de
définir lui-même les objets et les fins de sa réflexion et de son
action, bref, autonome. Cet intellectuel collectif peut et doit remplir
d’abord des fonctions négatives, critiques, en travaillant à produire
et à disséminer des instruments de défense contre la domination
symbolique. » (P. Bourdieu)
Ces instruments doivent nuire à la légitimité des
dominants, de leur personnel politique et de leurs communicants. Pour
enrayer leur partage professionnel des savoirs sur l’art social, il
s’agit de commencer par déconstruire les invisibles tautologies et les
dogmes abrutissants qu’ils entretiennent, qu’ils nous inculquent et qui
les confortent — non pas de manière intentionnelle et machiavélique
mais par bêtise endurcie.
Pour notre part nous étudierons les
présupposés de leur système de communication et établirons sur leurs
cendres nos présupposés.
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La communication, dans sa forme dominante actuelle, se borne à être
l’arbre des mots d’ordre. C’est « un ensemble de mots d’ordre. Quand on
vous informe, on vous dit ce que vous êtes censés devoir croire […]. On
ne vous demande pas de croire mais de vous comporter comme si vous
croyiez […]. Ce qui revient à dire que l’information est exactement le
système de contrôle. » (G. Deleuze)
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L’éthique de la communication ne dépend pas uniquement des intentions
déclarées et des fins recherchées. En eux-mêmes, les moyens ne sont à
aucun moment neutres.
Les stratégies et techniques qu’emploient la propagande et la publicité
ont pour tâche d’abolir tout espace critique, tout espace de pensée et
de jugement. L’annihilation de la distance, même quand on promeut le
bonheur ou la vertu, c’est le viol des foules. « La bonne distance ou
la place du spectateur est une question politique. La violence réside
dans la violation systématique de la distance. Cette violation résulte
des stratégies spectaculaires qui brouillent volontairement ou non la
distinction des espaces et des corps pour produire un continuum confus
où s’égare toute chance d’altérité. » (M.-J. Mondzain)
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Aussi, le système de la communication pour masse, par sa logique et ses
moyens, rompt et a toujours rompu l’exigence démocratique.
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Résister à l’idiome de la communication tel que le capitalisme l’a créé
in-nihilo — la publicité s’est développée à partir de l’accaparement
des techniques de propagande et l’expropriation du mot communication —
c’est avoir le courage de mépriser radicalement notre culture du verbe
déterministe, de la diffusion de masse, du beau marchand et du motif du
« bonheur à venir ». Cette culture qui est celle qui domine notre
écosystème et préside aux intérêts capitalistes.
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Communiquer signifie mettre en commun, partager un sentiment ou une
idée ; communiquer est une pratique dont dépend l’idéal démocratique ;
communiquer est alors une nécessité politique.
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Une communication visuelle est une action qui se détermine par la forme
esthétique choisie, par la manière d’assumer ses conditions de
possibilités, ainsi que par la place qu’elle donne au spectateur
— après Jacques Rancière, nous le nommerons traducteur.
Les mots et les visibilités sont des objets. Le graphisme est l’art de
les composer, soit le cheminement sensible pour les mettre en commun.
Les images sont des relations entre des objets et des sujets (cf M.-J. Mondzain). Elles
attendent dans le visible que des regards les sollicitent, regards
attirés par l’écart et le plaisir qu’elles réussiraient à ouvrir.
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De la découverte d’une visibilité ou d’un texte, un traducteur ne passe
pas à une compréhension du monde et de celle-ci à une décision d’action.
« Le scepticisme présent [sur la capacité politique des images] est le
résultat d’un excès de foi. Il est né de la croyance déçue en une ligne
droite entre perception, affection, compréhension et action. Une
confiance nouvelle dans la capacité des images suppose la critique de
ce schéma stratégique. Les images […] ne fournissent pas des armes pour
les combats. Elles contribuent à dessiner des configurations nouvelles
du visible, du dicible et du pensable, et, par là même, un paysage
nouveau du possible. Mais elles le font à condition de ne pas anticiper
leur sens ni leur effet. » (J. Rancière)
Aussi nous évacuons la volonté abrutissante de transmission d’un
message et affirmons la traduction, le passage, le mouvement,
l’adaptation comme la véritable et indépassable action de celles et
ceux qui lisent, regardent, écoutent…
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Les images, du fait de l’altérité qu’elles ouvrent, dépassent ce à quoi
les communicants cherchent à les réduire. Les traiter seulement sous un
angle symbolique, c’est-à-dire les déterminer en terme de signes,
revient à les courber sous les mots.
La prévalence du langage verbal sur le langage visuel (« Au début était le Verbe ») est une pure croyance.
« Le voir précède le mot. » (J. Berger)
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« Parce qu’un objet est dit médiatique, c’est-à-dire produit par des
techniques de communication, on s’imagine naïvement qu’il est dans la
médiation, et du même coup on lui donne une valeur symbolique. On
fabrique même une science de cette médiation en la réduisant à des
stratégies et des techniques de communication. C’est oublier que la
caractéristique fondamentale de l’image, c’est son immédiateté, sa
résistance primitive à la médiation. On a pris l’habitude d’appeler
médiatique tout ce qui s’adresse à un public par la voie d’un canal et
l’on en induit que tout est canalisable. L’image ne l’est pas. Elle
déborde largement le canal et s’en va envahir par ses propres ruses les
corps et les esprits que nos canalisateurs croyaient maîtriser.
L’image, par sa présence insistante, passionnelle et silencieuse, ne se
tient que par la parole donnée par le plaisir de voir, offerte en lui. » (M.-J. Mondzain)
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Le graphisme, art de la composition et de la mise en partage des mots
et des visibilités, doit se défaire de son orgueil rationaliste,
objectiviste, aveugle et glacial, il doit en découdre avec cet
insupportable oxymore qu’est la communication efficace.
Se détourner des idées d’efficacité et de justesse c’est enfin faire
confiance à l’image pour ce qu’elle peut être et donc c’est faire
confiance au spectateur, lui rendre sa liberté de traducteur.
« Il n’y a pas d’image juste, il y a juste des images. » (J.-L. Godard)
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L’objet de la communication ne doit pas être de transférer la
politique dans l’éloignement spatial et temporel et d’en faire le
problème d’experts. Au contraire, une communication politique doit être
elle même un lieu, une mise en pratique de la politique.
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Si nous sommes submergés de discours, nous sommes pauvres en images ;
les organisations politiques et sociales se refusent à l’idée d’en
produire.
Il faut du courage pour que des femmes et des hommes s’aventurent dans
la création et la diffusion d’images, pour qu’ils s’adressent à
l’imaginaire, à la puissance critique de leurs voisins traducteurs,
pour qu’ils ouvrent le partage du sens dans leur communauté.
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Avec nos traducteurs, nous commencerons et finirons par ouvrir ces trois questions.
Que vois-tu ? Qu’en penses-tu ? Qu’en fais-tu ? (J. Rancière)
Leur rendre leur liberté c’est les encourager à y répondre et surtout c’est ne jamais chercher à y répondre à leur place.
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La nécessité de la communication doit intégrer la richesse du langage
artistique. L’artiste doit prendre place dans l’élaboration de
productions et de dispositifs de communication.
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Il y a autant de langages graphiques qu’il y a de graphistes. Déclarer
cela c’est dire qu’il ne faut qu’aucun graphiste puisse se mettre à la
place d’un autre pour que la communication ne devienne une marchandise
sans valeur, insipide et stérile.
Dans une masse, les individus sont équivalents et interchangeables.
Dans un peuple, les individus sont singuliers. Une création populaire
est l’œuvre qui se crée à partir de la singularité de son auteur et de
ses conditions de possibilité. (cf B. Ogilvie)
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Il y a toujours une part d’autorité quand on crée une visibilité, quand
on décide de ses formes, de ses mots, de ses supports… C’est intrinsèque
à chaque objet produit ; il renvoie à la voix et à l’intelligence de
son auteur ; aussi nous considérons que tous ceux qui contribuent à une
création en sont responsables.
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Composer des formes, des textes, ou les deux ensemble, dans le but de
les rendre visibles, est un travail qui est à considérer d’un point de
vue de traducteur ; nous déterminons la place qu’il peut occuper ; nous
fermons le sens ou créons l’intrigue, sommes explicateurs ou peut-être
complices.
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À l’intérieur même du processus de création, c’est-à-dire dans notre
travail, notre capacité à établir une relation de confiance
prédétermine la qualité future de l’expression graphique.
Cette confiance repose sur une mise en discussion équilibrée de nos
opinions personnelles. Pour cela, nous plaçons notre pratique non pas
sous la logique verticale de la commande mais sous celle, horizontale,
de la collaboration.
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Nos collaborations relèvent de choix sensibles.
Avant de réfléchir ensemble, il faut nous rencontrer, nous découvrir
et, peut-être, nous apprécier. Nos affinités et nos volontés doivent
déborder le clientélisme des uns (prestataires) et les croyances en
stratégie des autres (clients).
Pour inscrire une spontanéité et un sentiment de liberté dans notre
coexistence, nous devrons commencer par assouvir notre individuel et
primordial désir de reconnaissance. Cela se tisse, doucement,
intuitivement, par les plaisirs qu’apportent une conversation animée,
un repas amical, une bonne ambiance de travail, un lieu agréable, la
participation à des formes de culture… (« Ce type de biens — biens
collectifs non marchands — se caractérise par le fait qu’on ne peut en
jouir qu’à condition d’en jouir à plusieurs. » F. Flauhault)
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Pour qu’il y ait collaboration, nous devons reconnaître la stricte
égalité des intelligences des personnes en présence — ce que Rancière
pose comme la condition de la démocratie — ainsi que la différence
affirmative de nos savoir-faire.
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Le graphiste n’est ni un prophète ni un maître à penser. En tant que
chercheur, il doit écouter, chercher et inventer, cela pour au mieux
assister en fournissant des instruments. (cf P. Bourdieu)
Les instruments à fournir doivent permettre et l’action et
l’évaluation. S’ils nous permettent de communiquer ils doivent en même
temps guider nos critiques, nos auto-critiques. (Dans le but de faire
progresser qualitativement nos productions. Dans le but de se défaire
progressivement des présupposés du marketing et de la propagande.)
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Nous avons toujours en tête notre propre faillibilité. Conserver la
possibilité de se tromper c’est se réserver le droit de continuer
d’apprendre.
C’est aussi, toujours et malgré tout, se faire confiance, c’est-à-dire
se laisser surprendre. De ce plaisir, discipliné par nos savoir-faire,
porté par nos savoirs, ne peuvent qu’émerger des formes elles-mêmes
généreuses.
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Le sens d’une création graphique est, en premier lieu, déterminé par
ceux qui s’en saisissent et par son contexte. Aussi, le discours
qu’elle contient peut être dépassé par le sens qu’elle produit.
Nos mots et nos visibilités prennent sens et valeur d’usage à partir du
vécu fondamental (cf F. Flahault) — le sentiment d’exister avec les autres dans un même
monde. C’est la communauté des traducteurs qui créera ou pas une image,
une relation avec une visibilité.
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Nous économisons nos forces et nos moyens pour ne produire que ce qui
convient au partage. C’est prendre en compte la globalité des moyens
mis à disposition, se détourner des automatismes et faire des choix
sensibles. Préférer les petites choses et les infimes départs, ce que
Jean-Christophe Bailly nomme utopia povera.
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Nous préférons chuchoter les choses importantes quand tout autour sont
criées des futilités. Nous préférons prendre soin de l’indéterminé
quand tout est déjà fort et efficace. Nous prenons plaisir à diffuser
des formes tordues et flottantes quand tous les tristes clament le
bonheur plat et lisse.
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Prendre en considération l’existence de multiples pratiques de
communication c’est par exemple prêter attention à des expressions
modestes, accidentelles, fragiles. C’est par exemple se soucier des
productions d’amateurs, distinguer leurs choix singuliers de leurs
choix par défaut (qui généralement sont la dérivation de productions
des dominants) et, pourquoi pas, les déplacer, les reprendre.
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Nous nous occuperons des interstices. Rendre précieux le commun est
sans doute une fin en soi.
Nous essaierons d’éviter de répondre aux attentes artificielles et de
participer au chaos mécanisé de la publicité et de la propagande. Parce
que chaque visibilité publicitaire et propagandiste renforce et met en
valeur toutes les autres. Parce que le capitalisme est une hydre
insatiable.
Rappelons-nous que déterminer les moyens (stratégies et techniques) c’est prendre position.
S’éloigner du spectaculaire commence sans doute en produisant de l’espace — pour l’intelligence.
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Nous nous départons de l’immédiat permanent qui est le temps des médias
dominants, de la politique-spectacle, des entreprises gargantuesques.
Fuyions en avant. Prenons possession du temps, pour le vivre
réellement, pour y imposer notre pratique.
(cf G. Debord)
Penser le rapport au temps qu’implique nos actes de communication c’est
penser notre rapport avec les traducteurs, globaliser notre approche,
agrandir l’espace de la création.
Prendre du temps est aussi l’unique manière de permettre la création
collective — et donc une vraie responsabilité collective vis-à-vis de
nos productions.
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Nous avons une pratique, professionnelle, artistique. Notre résistance
y est féconde. Nous ne séparons pas militantisme et métier. Nous
prenons position ici et maintenant.
Nous cherchons a constamment faire progresser notre compréhension de nos choix et nécessités politiques.
Politiser nos pratiques, prendre en compte et agir sur notre conditionnement
social, signifie qu’il nous faut concevoir notre dignité, prendre la
mesure de notre capacité intellectuelle et décider de son usage. De
cela dépend notre liberté. Nous la nommons émancipation.
Que-ce que je vois ? Qu’est-ce que j’en pense ? Qu’est-ce que j’en fais ? Et ainsi à l’infini.
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Il faut que tous puissent avoir leur mot à dire et disent leur mot,
s’expriment et demandent à être exprimé, contrôlent ce que le collectif
dit, ce qu’il fait, ce qu’il leur fait faire. (cf P. Bourdieu)
Tendre à une organisation du travail par laquelle l’émancipation a le
droit de cité, dans des conditions de plaisir, est indépassable pour
pouvoir publier du bien commun.
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« Notre être psychique est fait de l’étoffe de la vie sociale et de la
culture dans laquelle nous sommes immergés ainsi que de nos relations
avec les autres. » (F. Flahault)
Il n’y a pas d’organisation idéale face à cela, mais il y a des façons
d’être et de faire qui trompent les contradictions les plus
pernicieuses et insufflent l’exigence démocratique.
De très nombreuses pratiques expérimentales et fougueuses ont pris
corps dans les champs de l’architecture, du théâtre, du militantisme associatif, de l’agriculture, de la danse,
de la littérature, de la psychanalyse, de la pédagogie, de l’édition, du design, du graphisme… sur des temps
limités ; à des échelles réduites ; dans des proportions humaines. Nous
les étudions pour prendre l’ampleur de leur pertinence contemporaine.
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Les idées s’améliorent. Le sens des créations y participe. Le plagiat
est nécessaire. La progression l’implique. Il serre de près la
production d’un auteur, se sert de ses instruments, délaisse une idée
arrêtée, la remplace par l’idée ardente. (cf G. Debord)
Aussi les études et les hypothèses que nous proposons pourront
peut-être être reprises par d’autres. Pour que se développe la pratique
d’une communication politique, la mise en partage, en échange et en
archive de travaux (ceux de nos pairs et les nôtres) permet d’établir
une sphère de références.
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« La politique ne dessine pas plus que le contour, ou les contours
pluriels, d’une indétermination dans l’ouverture de laquelle des
affirmations peuvent avoir lieu. La politique n’affirme pas, elle fait
droit aux exigences de l’affirmation. Elle ne porte pas le ‹ sens › ou
la ‹ valeur ›, elle rend possible qu’ils trouvent place, et que cette
place ne soit pas celle d’une signification achevée, réalisée et
réifiée, qui pourrait se revendiquer comme figure accomplie du
politique. » (J.-L. Nancy)
« La politique participe à reconfigurer le partage du sensible,
introduit des sujets et des objets nouveaux, rend visible ce qui ne
l’était pas et fait entendre comme parleurs ceux qui n’étaient perçus
que comme animaux bruyants. » (J. Rancière)
La communication politique telle que nous la recherchons découle de cette définition.
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Nous voulons tout dire, montrer, faire entendre et puis surtout, avec
la création de ces visibilités, nous voulons mobiliser l’imaginaire, le
plaisir et la parole des traducteurs.
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Développer la création et la circulation des singularités, des savoirs
et des savoir-faire, c’est-à-dire de la culture, la partager pour
qu’elle ne soit pas le privilège incorporé de quelques uns, c’est bien
sûr nourrir la puissance d’imaginaire des luttes mais c’est surtout
participer, via nos actes, à l’idéal démocratique.
(2009)