10 avril 2008 — Une affiche de mairie

La silhouette de la participation

Il est minuit cinquante six, je rentre chez moi, un peu tard, et tombe en arrêt devant l’affiche présente dans la borne JCDecaux – celle qui est placée au milieu de la voie piétonne, quand on sort du métro1. Cette affiche m’arrête car je lui trouve une esthétique légèrement plus attirante que la merde qui nous est servie habituellement. Alors je stoppe ma marche et prends le temps de lire son slogan, légèrement plus long que ce à quoi on est habitué. Il dit ceci : « Participez à la vie de votre quartier ». Houla ! Cela me fait réagir vivement, me surprend, suis-je devant un appel autoritaire ou une cordiale invitation ? Sachant que le visuel de l’affiche, en fond, fait de silhouettes superposées d’individus, est à la fois « humain » tout en étant anonyme et froid – il est donc tiède et ne donne pas, à première vue, d’indication sur le ton du message.
Ma curiosité m’amène alors à lire le reste de l’affiche : «Comités de quartier», «Stationnement, propreté, animations… vous souhaitez participer à l’amélioration de votre cadre de vie ? Rejoignez votre comité de quartier.» Par déformation professionnelle, je tourne ma tête à quatre-vingt dix degrés sur la gauche pour lire la minuscule signature. «Anatome 2008»2. Sont également présent le logo – abjecte – de la Ville de Créteil ainsi que bien en vue – à hauteur du regard dans un corps assez important – l’information : «Renseignements et inscriptions au 01 49 56 36 ??3 comité.quartier@ville-creteil.fr».
Mais le plus important sur cette affiche, si je peux dire, reste le visuel : des individus superposés et différenciés par des couleurs variées, dans des tons variés, qui se superposent avec des transparences. Il y a au total 8 personnages mais en passant vite, à l’allure piétonne, on ne pourrait être capable d’en distinguer plus de trois. Et moi-même, depuis 10 minutes devant cette image, je me suis fait avoir. Car je n’ai compté que les silhouettes pleines. Il y a également des silhouettes vides, avec un simple contour. Celles-là sont 5. Donc nous avons 13 personnes, les unes sur les autres.
Tout le monde est réuni, se mélange. C’est là l’unanimité, le peuple compact, propre à former une démocratie « efficace ». Malheureusement, en même temps qu’ils sont rassemblés, ces individus se sont déshumanisés, leurs silhouettes ne sont que l’ombre de personnes absentes, elles ne sont que des fantômes. Vidées de personnalité, de singularité, ces individus ne gardent que ce corps écran, cette présence purement matérielle à qui on attribue un rôle politique, dans cette ville, dans ce quartier, cette présence physique a le droit de silencieusement glisser son bulletin dans l’urne ou de siéger à un « comité de quartier ».

Voilà prouvé que les gens ordinaires4 ne sont pas exclus de la politique car ces comités viennent à leurs niveaux… vaste supercherie qui a sans doute des effets positifs mais qui n’en reste pas moins le placébo d’une politique paternaliste, celle-ci trouvant là une parade de plus pour ne pas se préoccuper et agir sur le fond des problèmes. La « démocratie de quartier », ou « démocratie locale », est la façon de donner un espace à la parole citoyenne en laissant croire que leurs représentants les prendront en compte5.
Avec les comités, les politiciens ont trouvé encore mieux pour se libérer d’une charge de travail importante : c’est aux gens d’agir eux-mêmes, de résoudre eux-mêmes leurs problèmes. Ici, ce soir sur mon chemin, cette affiche me rappelle qu’il faut « participer » à l’échelle de mon quartier.

Je continue mon chemin et malgré le fait que je puisse lire les tenants de ce message, un sentiment de culpabilité me tourne autour : c’est vrai qu’en me regardant, je ne fais rien pour mon quartier, je suis irresponsable et asocial à cet endroit et plutôt que de vouloir refaire le monde avec de grandes idées je ferai sans doute mieux de m’investir activement « là où il est possible d’améliorer concrètement les choses ».

Mais d’où peut bien venir ce sentiment profond que j’hésite à refouler ?


1 Cf. Manipulatrice de trajectoire.

2
Cf. Un entretien avec Jean-Pierre Grunfeld.
3
Un autocollant mal décollé, sur la vitre du panneau, fait qu’on ne peux pas lire le numéro dans son entier.

4
Ce qui distingue les gens ordinaires des gens extraordinaires c’est leur dessin informe, impersonnel ; le singulier est évacué, évanoui au profit d’un commode universalisme. Cf. Figuration humaine dans la communication locale.
5
Cf. L’achat de la paix sociale.