24 avril 2008 — Une sucette JCDecaux

Manipulatrice de trajectoire

S’il fallait en choisir un ce serait celui-là. Celui que je croise tous les jours. Celui qui est toujours au milieu de mon chemin. Au milieu de ce flux, de ce passage.
Il est un peu comme un gros rocher posté au milieu d’une rivière. L’eau doit alors le contourner, passer de chaque côté. Avec ce rétrécissement soudain, cette entrave à son passage, le cours de l’eau perd un peu de son calme, comme s’il étouffait, et s’accélère, se change en remous. Puis, une fois le rocher dépassé et son lit pleinement retrouvé, l’eau va se ralentir, reprenant son débit originel.
Cette « sucette » JCDecaux ressemble à notre rocher. Alors que la marche des citadins est fluide, assez rectiligne mais dans un mouvement tout naturel, un objet dur se dresse à la verticale, en opposition à tout ceux qui le croisent. Car cet objet veut être vu. Être visible est, selon lui, la première étape avant d’être regardé et ainsi transmettre le « message ».
Le rocher lui est planté là, depuis la nuit des temps, sans raison mais avec sa longue et lente histoire.
La sucette Decaux a été plantée là, depuis le contrat passé entre une entreprise boulimique et une mairie narcoleptique. Elle paraît imperturbable même si certains parasites viennent la chamailler – quelques autocollants et petits graffitis, le nettoyage n’étant pas fréquent. Elle parait vaine et stérile, personne parmi ceux qui la croisent ne pourrait expliquer l’intérêt de sa présence. Mais comme dans le même temps personne n’imagine un intérêt à sa disparition… La sucette Decaux garde ses positions.



L’abattement d’une sucette Decaux pourrait, s’il avait lieu, me rappeler les déboulonnages des statues de Saddam Hussein à Bagdad et de Staline à Budapest. Mais telle la Colonne Vendôme détruite en 1871, les auteurs d’un tel acte seraient âprement poursuivis. Car ces bornes publicitaires entravant notre passage et accaparant une partie de l’espace public ne sont généralement pas désignées comme des problèmes.
Pourtant, elles posent bien un problème à des militants «anti-bourrage de crâne» et «anti-société de consommation». À ces têtes brûlées on répond en brandissant l’argumentaire libéral : les mairies ont la liberté de gérer leur territoire, cette entreprise a la liberté à commercer avec l’État et les collectivités, cette même entreprise a la liberté d’expression dans l’espace public et, plus récemment, cette entreprise donne « la liberté de faire du vélo ».
Ô liberté, Ô liberté chérie.
Mais j’ai comme le sentiment qu’en multipliant régulièrement le nombre de ces stèles publicitaires on porte atteinte à l’intégrité de notre environnement de tous les jours, et par là-même à notre liberté de voir, de regarder, de réfléchir – chose que les renards du marketing ne démentent même pas car c’est bien leur objectif.
Je finis ce texte en citant Philippe Breton qui dégage deux effets à la manipulation – qu’elle soit amenée par la publicité ou par la propagande.
Le premier effet est celui qui serait direct : une publicité pour un produit provoque l’acte d’achat, une propagande pour un homme politique provoque l’accord de confiance. Il y aurait donc une manipulation qui des fois fonctionne et d’autre fois ne fonctionne pas. C’est le débat communément admis où on juge si une publicité marche ou ne marche pas – avec comme conclusion attendue qu’elle n’influe presque pas sur le cours des choses.
Philippe Breton ne s’arrête pas sur cette évaluation dichotomique de premier abord : « Notre démonstration serait bien incomplète si nous ne mettions pas en évidence un autre effet, moins connu, de la manipulation de la parole. Il concerne toutes les situations où, conscient de la présence de manipulation dans l’environnement mais sans capacité à la décoder, l’auditoire s’en défend en se déconnectant de toute parole. Ce repli protecteur génère de multiples effets pervers. Beaucoup de gens aujourd’hui, lassés de ce qu’ils supposent être des tentatives répétées d’obtenir malgré eux leur consentement sur toutes sortes de choses, de la consommation au politique jusqu’aux relations de travail ou même amicales, choisissent la voie de l’enfermement personnel. […]
Ajoutée à d’autres causes, la pratique répétée de la manipulation a peut-être pour conséquence le développement de ce trait majeur dans nos sociétés contemporaines : l’individualisme destructeur du lien social. […] En soi, indépendamment des valeurs, ou des produits qu’elle promeut, la manipulation a des conséquences sur notre vie sociale, même et, paradoxalement, surtout, quand elle échoue à nous manipuler. »

La sucette Decaux, ce qu’elle est et ce qu’elle contient, est bien un outil de manipulation. À quand un jugement public qui amène à les censurer ?